Histoire

[CEH] De Colbert au patriotisme économique (1/3)

Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi.

 

Par le Pr. Bernard Barbiche

Professeur émérite à l’Ecole des Chartes

 

Comme mon titre l’annonce, je vais franchir allègrement les trois cent cinquante ans qui se sont écoulés depuis la nomination de Jean-Baptiste Colbert comme ministre d’Etat et vous faire part de quelques réflexions personnelles sur le colbertisme et ses avatars à travers les siècles. Je commencerai, au risque d’enfoncer des portes ouvertes et d’énoncer des banalités, par la recherche d’une définition satisfaisante de cette notion Ma première démarche a été d’ouvrir le Littré, qui reste la référence en matière lexicographique. Or, le mot ne s’y trouve pas. Pourtant, si l’on en croit le Trésor de la langue française publié par le Centre de recherche de Nancy de 1971 à 1994, il existait déjà à l’époque de Littré (c’est-à-dire à la fin du Second Empire). Il serait apparu dès 1797 dans un mémoire adressé à l’Académie des sciences. On le retrouve dans les Nouveaux principes d’économie politique de l’historien économiste Sismondi parus en 1819, qui parle du « système qu’on désigne par le nom « mercantile » et quelquefois aussi par celui de « colbertisme » ». Ce « quelquefois aussi » semble indiquer que le mot était rarement employé à l’époque, ce qui expliquerait son absence du dictionnaire de Littré, dont on sait combien il était méfiant à l’égard des néologismes. En fait, ce n’est guère qu’au XXe siècle que le terme « colbertisme » est entré dans l’usage courant. Le Trésor de la langue française le définit ainsi : « Système économique de Colbert, reposant sur un strict protectionnisme et le développement du commerce extérieur. » Une définition dont nous verrons dans un instant les limites et les insuffisances et qui est, paradoxalement, bien plus concise que celle qu’on trouve dans le Petit Larousse : « Système politique mercantiliste qui postule que la puissance d’un pays dépend de ses disponibilités en métaux précieux. Celles-ci doivent être accrues par le commerce et l’industrie grâce à un strict protectionnisme et à l’intervention de l’Etat dans tous les domaines. » C’est cette définition-là qui a ma préférence, à cause du dernier membre de phrase : « … grâce à un strict protectionnisme et à l’intervention de l’Etat dans tous les domaines », qui nous invite à envisager l’action de l’Etat dans la perspective la plus large. Il résulte de ce qui précède que le colbertisme n’est pas une nouveauté surgie brusquement sous Louis XIV mais la forme la plus achevée du mercantilisme, un système de gouvernement et d’administration économique caractérisé par la pratique de plus en plus développée de l’interventionnisme étatique et qui a triomphé dans tous les pays d’Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Il nous faut donc dans un premier temps rappeler les antécédents du colbertisme, ce qui revient à nous interroger sur l’apparition et le développement du colbertisme et voir en quoi il se distingue du mercantilisme ; et enfin d’essayer d’imaginer concrètement quel a pu être son impact sur la vie des Français sous l’Ancien Régime. Après quoi nous rechercherons les survivances du colbertisme dans le monde actuel.

 

Quelques mots tout d’abord sur le mercantilisme. Voilà encore un mot très tardif. Personne, à l’époque moderne, ne s’est déclaré « mercantiliste ». Ce concept a été défini au XVIIIe siècle, avec une connotation péjorative, par ses adversaires, les adeptes du libéralisme, pour désigner la doctrine économique qu’ils pourfendaient. L’historien d’aujourd’hui doit donc faire un effort de synthèse pour rendre compte de son contenu. En schématisant, on peut dire que le mercantilisme repose sur le postulat que les richesses sont en quantité fixe ; il importe donc d’en attirer le plus possible, non pas par création, mais par la conquête. Si le stock des biens disponibles reste invariable (ainsi que les gouvernants l’imaginaient), la seule solution pour accroître sa part est de s’emparer de ce qui appartient aux autres. C’est un système qu’on a pu qualifier d’économie de prédation. Le mercantilisme est donc en quelque sorte une guerre économique permanente, qui peut connaître des crises, comme en 1603-1604 entre la France et l’Espagne, et même provoquer des guerres armées, comme celle de 1672 entre la France et la Hollande. Concrètement, la stratégie la plus courante consiste à importer au meilleur coût les matières premières, à mener une politique de production nationale, à développer les exportations et à se protéger contre l’entrée de produits manufacturés. Le but ultime étant de remplir les caisses de l’Etat pour enrichir le royaume et assurer la gloire et la puissance du souverain, il est indispensable de dégager un excédent de la balance commerciale pour faire rentrer l’or et l’argent.

 

En France, on fait habituellement remonter à Louis XI les premiers symptômes caractéristiques d’une politique mercantiliste. Encore les mesures prises à cette époque et ensuite n’ont-elles fait bien souvent que reprendre en les étendant géographiquement les préoccupations et les pratiques anciennes des cités médiévales. A cette époque, l’interventionnisme étatique, dont le mercantilisme est le volet industriel et commercial, est déjà une réalité. Je rappelle que l’impôt est apparu au XIVe siècle et que la première mesure de taxation du prix du pain remonte à 1438 pour la ville et la prévôté de Paris, puis à 1539 pour l’ensemble du royaume, et j’ajoute incidemment que c’est Raymond Barre, alors premier ministre, qui a aboli cette pratique en 1978. Cela dit, il faudra attendre le début du XVIIe siècle pour voir se déployer une politique visant à organiser et à contrôler de façon de plus en plus étroite l’activité économique. C’est Henri IV, le premier Bourbon, qui, avec son principal conseiller, Sully, a véritablement jeté les bases du dirigisme étatique, ce que j’appellerai volontiers le pré-colbertisme.

 

Sully a cumulé pendant douze ans, de 1598 à 1610, des charges gouvernementales de première importance. Il fut notamment, pour ne retenir que celles qui nous intéressent aujourd’hui, surintendant des finance, surintendant des fortifications et des bâtiments, grand voyer de France et voyer particulier de Paris (c’est-à-dire responsable des travaux publics, des voies de communication et de l’urbanisme). Il fut donc l’équivalent d’un ministre de l’Economie et des finances et d’un ministre de l’Equipement. On lui doit non seulement l’assainissement (très provisoire) des finances publiques, la remise en état des routes, la construction de nouveaux axes, la mise en chantier de canaux, l’embellissement de Paris, en un mot la mise en œuvre d’une grande politique d’aménagement du territoire, mais aussi la publication d’une législation et d’une réglementation tatillonnes qui établissaient le contrôle de l’Etat dans les domaines où il était jusque-là absent. On peut ainsi voir en Sully le père de ce qu’on appelle couramment aujourd’hui l’Etat de finance, un système de gouvernement où tout est contrôle par le ministre chargé des finances et qui s’épanouira avec Colbert et ses successeurs, au point que l’historien Michel Antoine a pu parler, dans une formule devenue fameuse, de la « révolution » de 1661. Avec Colbert, adepte de la « maxime de l’ordre », naît la monarchie dite « administrative », expression qui signifie qu’à partir de cette époque l’administration et la gestion ont pris définitivement le pas sur la justice incarnée par le chancelier de France, lequel était jusqu’alors le ministre le plus important du gouvernement. Cette nouvelle configuration est celle que nous connaissons aujourd’hui.

 

Dans le domaine proprement économique, c’est également sous Henri IV que l’on observe pour la première fois la mise en œuvre systématique d’une politique volontariste d’industrialisation dirigée du royaume, un projet auquel le roi s’est personnellement intéressé. Cette politique a été développée à partir de 1602 par Barthélemy de Laffemas, nommé à cette date contrôleur général du commerce et des manufactures. Protestant comme Sully, Laffemas ne se situait pas sur le même pied que lui, ni socialement ni politiquement. Il n’avait pas rang ministériel. Mais il avait la confiance de Henri IV et son influence sur le roi n’a pas été négligeable. Dans de nombreux écrits, Laffemas s’est fait le théoricien du mercantilisme (sans le nommer, car le mot, comme je l’ai dit, est beaucoup plus tardif), et ses idées seront reprises en 1615 par Antoine de Montchrestien dans son Traité de l’économie politique (une expression qu’il a été le premier à employer). En particulier, Laffemas a prôné le développement de la culture du mûrier et de l’élevage du ver à soie, pour lutter, suivant les principes que j’ai énoncés plus haut, contre les importations de soieries étrangères, très prisées à l’époque. Dès 1597, à l’occasion de l’assemblée des notables de Rouen, Laffemas présente un Règlement général pour dresser les manufactures en ce royaume. En 1602, le Conseil du commerce qu’il anime adopte ce programme industriel qui sera ensuite poursuivi par Richelieu et repris surtout par Colbert. La plus connue des réalisations henriciennes est la manufacture de draps de soie, d’or et d’argent établie en 1604 sur l’ancien parc des Tournelles et qui à l’origine occupait le côté nord de la future place Royale, aujourd’hui place des Vosges. C’est également Henri IV qui a fait venir à Paris et installé sur les bords de la Bièvre les tapissiers flamands qui allaient être à l’origine de la manufacture des Gobelins.

 

Si Laffemas est bien le principal artisan de la politique industrielle d’Henri IV, on aurait tort de l’opposer de façon trop catégorique à Sully, comme c’est généralement le cas. Il faut ici faire justice de la légende selon laquelle Sully aurait été hostile au commerce et à l’industrie promus par Laffemas et n’aurait cherché qu’à développer l’agriculture. C’est là une vision caricaturale. La notion d’une sorte de ministre de l’agriculture vers 1600 est parfaitement anachronique ; par ailleurs, Sully a puissamment contribué au développement du commerce par l’impulsion qu’il a donné aux voies de communication. Le Poitou, dont il était gouverneur, est l’une des premières provinces où l’élevage du ver à soie a été implanté. Et il a joué personnellement un rôle important dans la construction de la manufacture de la place Royale si conforme à ses vues.

 

Centre d’Etudes Historiques

1661, la prise de pouvoir par Louis XIV.

 Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)

 

 Communications précédentes :

Préface : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/ histoire /2653-ceh-xviiie-session-preface-de-monseigneur-le-duc-d-anjou

Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos

 La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (2/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2664-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2684-ceh-la-rupture-de-1661-3-4

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