[CEH] La rupture de 1661 (3/3)
Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi.
Par le Pr. Lucien Bély
Professeur agrégé d’Histoire moderne, agrégé d’Histoire,
Docteur ès Lettres
Un premier coup de majesté : 1652
Louis XIV conduit son premier coup de majesté en 1652. Malgré les rumeurs inquiétantes pour lui, le cardinal de Retz décide lui-même d’aller au Louvre, le matin du 19 décembre 1652. Pourtant, les avis sont venus de toutes parts. La princesse palatine recommande à Retz de rester chez lui en attendant des nouvelles de Mazarin. Par prudence, le cardinal brûle tous ses papiers et remet à son secrétaire Joly ses chiffres dans une cassette. L’abbé Fouquet raconte que la reine lui commande « d’aller dire au roi qu’il fit arrêter ledit cardinal de Retz ». Louis XIV, « sans ‘étonner, ni sans tourner la tête afin qu’on ne s’aperçût de rien, dit qu’il l’allait le faire. »[1] Le roi fait venir Villequier, futur maréchal d’Aumont, le capitaine des gardes.
Quand elle voit Retz, selon Guy Joly, Anne d’Autriche lui dit : « Monsieur le cardinal, on m’a dit que vous avez été malade ; on le voit bien à votre visage. » L’abbé Fouquet note que le roi et la reine le reçoivent assez bien, mais ajoute : ‘Je ne sais si voyant force allers-et-venues, il s’est douté de quelque chose, mais il a paru comme un mort. » Le roi se rend à la messe. Retz, qui pourtant a fait porter son carreau pour y assister aussi, décide de s’en aller.
Le confesseur du roi, le P. Paulin apporte son témoignage dans une lettre à Mazarin : « J’étais auprès du dit cardinal, je lui faisais admirer la bonté du roi et sa grandeur, je me conjouissais de plus de ce qu’il faisait si bien sa Cour. » Le père Paulin ne se doute de rien. Il poursuit son récit si précis : « Le roi s’approcha de tous deux et nous parla de comédie qu’il avait en tête, en parla tout haut à M. de Villequier puis comme en riant s’approcha de son oreille (ce fut le moment de son commandement), s’en retira tout aussi tôt, et comme s’il eût entretenu de comédie, « surtout, lui dit-il tout haut, qu’il n’y ait personne sur le théâtre ». » Le roi prend assez d’assurance pour ajouter une remarque mystérieuse.
Le souverain peut assister à la messe, le P. Paulin l’accompagne. Une fois dans l’antichambre, Retz apprend de Villequier l’ordre du roi et il se tourne vers cinq ou six gentilhommes qui se trouvent là et leur dit qu’on l’arrête. Ils murmurent des menaces, mais ils se sauvent. Villequier vient rendre compte au roi de l’arrestation en lui parlant « tout bas à l’oreille ». Comme le confesseur est seul auprès du monarque, ce dernier se tourne vers lui et lui dit :
« C’est que j’arrête ici le cardinal de Retz. »
Le religieux comprend le mot « arrêter » comme « faire attendre » et réplique :
« Sire, Votre Majesté n’a qu’à attendre le reste de la messe, M.le cardinal de Retz patientera bien.
Ce n’est pas cela, me dit le roi. C’est que je l’ai fait arrêter céans prisonnier. »
Le Père commente :
« En vérité, Monseigneur, je fus bien surpris, ô Dieu, que je fus surpris ! » et il dit :
« Sans doute il ne s’y attendait pas. Que dit Votre Eminence de cette sagesse ? »
Le confesseur peur écrire un peu avant sa mort dans une dernière lettre à Mazarin en avril 1653 : « Le roi croît en sagesse et en dissimulation. »
Les préparatifs de l’arrestation de Fouquet
Les décisions de 1661 ont demandé une ample réflexion et un grand secret. La mort de Mazarin était prévisible et Louis XIV a pu se préparer au coup d’éclat de mars. La résolution de faire arrêter de Fouquet n’a pas été prise en un jour. Elle vient de loin.
Jean-Christian Petitfils montre que Colbert a déjà lancé une offensive contre Fouquet au temps de Mazarin en s ‘alliant avec l’avocat Denis Talon et le contrôleur général Barthélemy Hervat, alors que le cardinal négocie sur la frontière. Dès le 31août 1659, Colbert indique que les finances ont besoin d’une chambre de justice « sévère et rigoureuses ». Cela signifie une juridiction d’exception chargé de reconsidérer la dette de l’Etat. Alors que le surintendant rejoint le premier ministre, Colbert rédige un mémoire secret qu’il expédie à Saint-Jean-de-Luz le 2 octobre 1659, avertissant le cardinal : « …Votre Eminence verra combien il est important qu’il demeure secret… »[2] Ce mémoier est intercepté à Bordeaux et Fouquet en a connaissance. Néanmoins, tant que Mazarin vit, il protège Fouquet, tout en écoutant Colbert. Avant de mourir, le cardinal met en avant son collaborateur, mais Fouquet conserve le soutien de la reine mère, Anne d’Autriche.
En mars 1661, Louis XIV n’écarte pas le surintendant. Jean-Christian Petitfil a reconstitué avec précision l’engrenage qui conduit à la décision finale. Le roi redoute peut-être une panique chez les financiers à la suite d’une arrestation brutale du surintendant, et, pourquoi pas, une nouvelle fronde, suscitée par ses amis
Pour éloigner Fouquet de Paris et s’emparer plus facilement, si nécessaire, de Belle-Île, le roi préfère que l’arrestation ait lieu à Nantes où la Cour se rend pour discuter avec les Etats provinciaux de Bretagne Le ministre, averti des dangers qu’il court, compte encore l’emporter sur Colbert et retrouver toute l’estime du monarque
Dans ses Mémoires, qu’il a sans doute plus supervisés qu’écrits, Louis XIV se félicite du secret qu’il a su garder avant l’arrestation de Fouquet : « Toute la France, persuadée aussi bien que moi de la mauvaise conduite du surintendant, applaudit à cette action, et loua particulièrement le secret dans lequel j’avais tenu durant trois ou quatre mois une résolution de cette nature, principalement à l’égard d’un homme qui avait ses entrées si particulières auprès de moi, qui entretenait un commerce avec tous ceux qui m’approchaient, et qui recevait des avis du dedans et de dehors de l’Etat » Comme le remarque Yves-Marie Bercé, « Significativement, dans la chute de Fouquet, c’est le long maintien du secret qui séduisait le plus l’opinion. »[3]
L’abbé de Choisy a laissé un témoignage précis sur l’arrestation de Fouquet[4]. Il rapporte les paroles de Louis XIV à Vaux : « Ah, madame, est-ce que nous ne ferons pas rendre gorge à tous ces gens-là ? » Il entre, dans cette exclamation, un mépris social marqué d’un roi, premier des gentilshommes, à l’égard des magistrats qui s’enrichissent dans les affaires du roi et dont la situation ne peut être que précaire. Un jugement moral s’y ajoute à l’égard d’une richesse trop vite acquise, trop vite montrée. Choisy indique aussi que la fête de Vaux montre que les hommes de la finance ont investi dans des terres et des châteaux et qu’il paraît beaucoup plus facile de les attaquer et de les punir en leur confisquant ces biens immobiliers.
L’abbé, si proche de la famille royale, raconte que les rumeurs ont circulé avant l’arrestation. Pour voyager sur la Loire, Fouquet et Colbert s’embarquent sur des bateaux à rames, des cabanes. Choisy tient son récit de Brienne, le fils du secrétaire d’Etat. Ce dernier rapporte qu’un commis de Jérôme Nouveau, général des postes, s’exclame en les voyant passer : « L’une de ces deux cabanes fera naufrage à Nantes. » Il veut dire que le voyage se fait pour perdre Colbert ou Fouquet. « Brienne le pressa de lui dire ce qu’il en savait, mais il fit le mystérieux ; et il y a apparence qu’il en avait seulement ouï parler chez Nouveau, homme de bonne chère, où toute la cour était tous les jours. »[5]
Dans le mémoire pour D’Artagnan, chargé d’arrêter Fouquet, le roi indique : « Le sieur D’Artagnan prendra bien soigneusement garde que, pendant tout cette marche, le sieur Fouquet n’ait communication avec qui que ce soit de vive voix ni par écrit, en quelque manière que ce puisse être, et, pour plus grande précaution, il fera faire la garde à vue. »[6]
Les conséquences de l’arrestation
Le marquis de Coislin écrit au chancelier Séguier pour lui raconter qu’il s’est rendu chez le roi, après avoir appris l’arrestation de Fouquet. Selon ce dernier, Louis XIV déclare à ses familiers qu’ils doivent « surpris » de ce qu’il vient de faire et qu’il avait pour cela des « raisons très pressantes » qu’il ferait connaître « en son temps ». Il veut que l’on sache « qu’il y avait plus de quatre mois » qu’il avait formé ce dessein, car il était informé des « déportements » du surintendant. Il n’a voulu exécuter son projet que lorsque Fouquet se croirait « au plus haut point de sa fortune » et dans un pays, la Bretagne, où le ministre se flattait d’être « le plus considéré par les établissements et les amis qu’il y avait ». Le roi se croit ainsi obligé de rétablir une vérité : il n’est pas venu à Nantes pour obliger les Etats de la province à lui verser trois millions de livres, puisque des députés, avant le départ du souverain, lui avaient promis que la province paierait cette somme.
Lionne arrive alors. Il déclare au roi qu’étant lié, avec le surintendant, d’une « étroite amitié », « dont il ne s’était pas caché », il lui demande de partager sa disgrâce. Il plaide pour que la surintendance ne soit pas séparée de son mari. Sur ces deux points, Louis XIV refuse. Se retournant vers les courtisans, Louis XIV annonce qu’il ne veut plus de surintendant et qu’il souhaite administrer ses finances lui-même « avec telle économie et une si juste dispensation » qu’il espère en peu de temps « se mettre en état de soulager ses peuples au-delà de ce qu’ils pouvaient espérer ». En même temps, il s’engage à payer chacun ce qui lui est « légitimement dû » et même « récompenser abondamment » ceux qui l’ont fidèlement servi.
Coislin souligne : « …toute cette affaire a été menée jusqu’à l’exécution avec tant de secret, que personne n’en avait rien découvert… » Louis XIV assure que personne n’en savait rien sinon le Tellier, à qui le roi ne s’en est ouvert « que depuis deux jours pour lui faire dresser les ordres nécessaires pour cela ». Pour que rien ne filtre de chez le secrétaire d’Etat, « ses commis qui y ont travaillé ont été enfermés sous la clef pendant ce temps-là. »
Les agents du roi ont eu tout le loisir de saisir pendant ce temps les papiers dans les résidences de Fouquet et de faire arrêter certains de ses commis. A Saint-Mandé, de longues recherches sont conduites pour trouver des cachettes où le surintendant aurait dissimulé les preuves de ses méfaits. Colbert rode sur les lieux. C’est derrière une glace dit-on qu’on trouve un plan de défense que Fouquet a élaboré en 1657, puis en 1659, au cas où il serait arrêté, et où il envisage de s’appuyer sur des places fortes comme le Mont Saint-Michel et Belle-Île. Les papiers de Fouquet et les lettres qu’il reçues sont l’objet de rumeurs qui passionnent.
Louis XIV ordonne qu’un procès soit fait à son ministre.
L’arrestation de Fouquet est un coup de maître, un coup de tonnerre, dans un univers politique dominé par l’idée de la raison d’Etat, une raison sanctifiée parce qu’elle dépasse l’entendement commun une logique paradoxale qui choque les valeurs communes, mais à laquelle le souverain chrétien peut recourir sans pécher contre la loi morale instituée par Dieu. Cette surprise frappe comme la foudre et révèle le cœur des humains. Elle fait craindre le jeune roi comme un Jupiter. Par cette décision brutale, le roi proclame le changement et le décrit comme spectaculaire.
Surtout, Louis XIV montre son souhait de tenir tous les secrets de l’Etat et de les garder lui seul. Il dévoile en même temps son goût de l’information, une curiosité universelle, la nécessité et le plaisir d’être informé. Il le confie plus tard dans ses Mémoires destinées à instruire son fils : « Tout ce qui est le plus nécessaire à ce travail est en même temps agréable ; car, c’est en un mot, mon fils, avoir les yeux ouverts sur toute la terre ; apprendre à toute heure les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l’humeur et le faible de tous les rinces et de tous les ministres étrangers ; être informé d’un nombre infini de choses qu’on croit que nous ignorons, pénétrer parmi nos sujets ce qu’ils nous cachent avec le plus de soin ; découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans, leurs intérêts les plus obscurs qui viennent à nous par des intérêts contraires. Et je ne sais enfin quel autre plaisir nous ne quitterions point pour celui-là, si la seule curiosité nous le donnait. »
Ce programme dit assez une volonté et une jubilation dans la découverte des secrets, qui n’ont d’égales que le souci de protéger ceux de l’Etat et du souverain.
L’abbé de Choisy reconnaît à Louis XIV « le talent royal de la dissimulation », et Saint-Simon note : « Le secret était impénétrable, et jamais rien ne coûta moins au Roi que de se taire profondément et de se dissimuler lui-même. »[7] Au-delà d’un trait de caractère, il faut deviner là un fondement de l’art royal de gouverner et le résultat d’une solide éducation princière.
[1] A. Chéruel a lu « …il dit qu’il fallait faire aussitôt le roi. ». La formule est belle, mais on peut lire « …a dit qu’il allait le faire. Aussitôt le roi faut appeler M. de Villequier pour se tenir près de lui… ».
[2] Jean-Christian Petitfils, Fouquet, Paris, nouv. Ed., 1998-199, p.248.
[3] Yves-Marie Bercé, « Les coups de majesté des rois de France », Complots et conjuration dans l’Europe moderne, sous la direction d’Y.-M. Bercé et E. Fasano Guarini, Ecole française de Rome, 1996, p.494. Voir aussi Les Procès politiques (XIVe-XVIIe), sous la direction d’Yves-Marie Bercé, Rome, 2007.
[4] Mémoires de l’abbé de Choisy, Georges Mongrédien éd., Paris, 1966.
[5] Ibidem, p.148.
[6] « Mémoire pour M. d’Artagnan », 4 septembre 1661, in Archives de la Bastille, réimpression de l’édition 1866-1904, p.348.
[7] Saint-Simon, Mémoires, A. de Boislis éd., XXVIII, p.141
Centre d’Etudes Historiques
1661, la prise de pouvoir par Louis XIV.
Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)
Communications précédentes :
Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos
La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3
La rupture de 1661 (2/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2664-la-rupture-de-1661-2-3
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