[CEH] La rupture de 1661 (2/3)
Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi.
Centre d’Etudes Historiques
1661, la prise de pouvoir par Louis XIV.
Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)
Par le Pr. Lucien Bély
Professeur agrégé d’Histoire moderne, agrégé d’Histoire,
Docteur ès Lettres
L’usage du secret
Plus tard, dans la Galerie de Versailles, à deux reprises au moins, le thème du secret apparaît : près du roi qui « donne ses ordres pour attaquer en même temps quatre des plus fortes places de la Hollande », une figure se met le doigt sur les lèvres. Une autre se met la main sur la bouche, près du souverain qui prend la ville et citadelle de Gand en six jours.
Le XVIIe siècle a valorisé le secret, l’associant à toutes les réalités précieuses. En matière religieuse, les sujets théologiques sont réservés aux plus savants, en particulier l’aspect mystérieux de toute religion, les mystères de la foi. En matière morale, la confession a besoin du secret, et le roi lui-même se soumet à cette obligation, faisant de son confesseur une personnalité à laquelle on attribue un rôle majeur, souvent à tort. Le savoir, les connaissances en général, sont aussi l’affaire d’un groupe étroit de savants ou d’érudits et les mathématiciens se mettent en quête d’un modèle parfait pour protéger le secret. Finalement, chaque activité humaine développe sa part de mystère. Elle enveloppe en particulier la personne du roi, gardien de l’Etat.
L’idée s’est imposée en effet que l’action politique se nourrit de secret, et a d’autant plus d’efficacité qu’elle l’utilise. Dans la monarchie, le secret marque et définit surtout la sphère du souverain, qui le droit de le garder, car il n’a pas à rendre compte de ses actes. En même temps, les « arcanes de l’Etat » renvoient à une certaine idée de la vie publique, du rapport entre les princes et ses sujets, entre le gouvernement royal et ses administrés, mais aussi à une vision politique et historique caractéristique du temps. La culture antique offre le modèle des arcana imperii et cette référence valorise le mystère ou les mystères de l’Etat. Plus trivialement, le secret se révèle nécessaire pour dissimuler les faiblesses trop humaines d’un prince, pour couvrir ses négociations dans le royaume et avec les rinces étrangers, pour préparer ses campagnes militaires. L’éducation d’un roi prépare naturellement celui-ci à utiliser le secret, à le préserver, à en faire un art et un instrument.
Le secret d’Etat s’associe à la raison d’Etat, cette notion qui, pour résumer, permet d’adapter les leçons de Machiavel aux exigences de l’Eglise catholique. Giovanni Botero publie en 1589 son Della ragione di Stato alors que cet ancien jésuite occupe depuis deux ans la fonction de consulteur à la congrégation de l’Index. La raison d’Etat domine la réflexion politique au XVIIe siècle.
Une des formes du secret, c’est la dissimulation. Elle fait aussi l’objet d’une réflexion au milieu du XVIIe siècle, comme l’atteste l’ouvrage de Torquato Accetto, De l’honnête dissimulation, Della dessimulazione onesta, publié à Naples en 1641[1]. Nous nous trouvons d’un premier paradoxe. La recherche de la vérité apparaît comme l’ambition du siècle, dans le domaine des sciences, mais aussi de la théologie : il faut combattre l’erreur. De même, dans le domaine de la morale religieuse, une quête de pureté s’impose avec le refus du mensonge. Or, la dissimulation devient une attitude utile : voici la définition qu’en donne Acetto : « …dissimuler n’est d’autre que jeter un voile fait de ténèbres honnêtes et de bienséances violentes, ce qui n’engendre pas le faux, mais qui concède quelque repos au vrai, que l’on pourra montrer en son heure… »[2] Un second paradoxe s’impose. La dissimulation offre au faible un recours contre la puissance ou l’injustice. D’où l’éloge de la dissimulation comme langage de la soumission. Pensons à la dissimulation du croyant qui cache sa foi véritable dans un temps d’intolérance, ou du sujet qui dissimule ses secrets dans un temps de conformisme social, moral et politique. Or la dissimulation devient aussi un instrument du souverain qui est au sommet de la pyramide sociale et politique.
L’apprentissage du secret
Si Louis XIV est initié peu à peu aux secrets de l’Etat, il semble acquérir aussi l’art du secret et de la dissimulation.
Le jeune roi apprend d’abord les mystères de la monarchie à travers le spectacle étrange et impressionnant des cérémonies d’Etat. Ni Anne d’Autriche, ni Mazarin ne peuvent être des guides sûrs en la matière. Lits de justice, entrées royales, sacre rythment cette éducation : ils livrent au jeune prince, qui y joue le rôle principal, certains secrets de l’ordre politique, à travers les attitudes, les gestes et les paroles que la tradition lui impose. Plus qu’un savoir, un roi doit apprendre les droits et les devoirs d’un souverain. C’est la formation morale, sociale et politique qui compte et qui finalement nous échappe le plus. L’art de dissimuler qu’avait son père et dont celui-ci se faisait orgueil, il l’apprend vite.
Car chacun cherche à lui inculquer le secret. Son valet de chambre La Porte lui-même écrit : « Il est vrai qu’il étoit déjà très secret, et je puis dire y avoir contribué ; car je lui ai dit plusieurs fois, pour l’y préparer, qu’il falloit qu’il fût secret, et que si jamais il venoit à dire ce qu’on lui auroit dit, qu’il pouvoit s’assurer qu’il ne sauroit jamais rien que les nouvelles de la gazette. »[3]
De façon étonnante, il se cache aussi aux jeunes gens de son jeune âge qui lui trouvent peu d’intelligence. Brienne écrit : « Il se cachait à moi comme à tout le monde, et je lui trouvais quelquefois (avant la mort de Mazarin) si peu d’intelligence que j’en étais étonné. J’avoue que je m’y mépris… »[4]
Un tel apprentissage dans l’éducation d’un prince va bien au-delà d’une simple attitude mentale. Le jeune roi apprend de son parrain et Premier ministre tout un ensemble de réflexes et de subtilités que le cardinal tire de son expérience politique. Mazarin s’est imposé comme un négociateur sans égal et son premier coup d’éclat – la trêve miraculeuse obtenue devant Casale alors qu’il n’a que 28 ans et est un inconnu – reste un mystère. Ses ennemis en France accusent volontiers le cardinal de fourberie.
Les coups de maître
Le souverain peut utiliser l’art de la dissimulation pour mener à bien ces coups de maître qui appartiennent à la tradition de la monarchie. Les historiens parlent de coup de majesté : le roi rétablit son autorité avec brutalité en frappant ses opposants. Le jeune Louis XIII, son père, a écarté ainsi Concini qui a perdu la vie. Louis XIV suit aussi l’exemple de sa mère. En effet, dans son enfance, il assiste aussi à des événements où il voit sa mère jouer la comédie pour briser les oppositions à la couronne.
Le 6 janvier 1649, le jour de la fête des Rois, la Cour quitte Paris en pleine nuit. L’opération a demandé le plus grand secret. Dans le cercle du pouvoir, les quatre auteurs de cette opération ont su le garder : la reine Anne, Mazarin, le duc d’Orléans et Condé. Mais il a fallu donner des ordres et Mazarin a fait sortir des lits pour le château de Saint-Germain. Les Parisiens qui mènent la Fronde, et d’abord les parlementaires, ont eu vent du projet mais, faute d’information, ils n’ont pu l’empêcher. Ce coup de maître inspire donc la peur avant d’être exécuté et après l’avoir été. Le jeune roi subit ces événements qui le concernent directement puisque toute la discussion tourne autour de sa personne : qui doit avoir la régence et qui doit prendre les décisions en son nom ? Les deux jeunes enfants suivent la reine dans cette escapade nocturne. Nous pouvons supposer qu’ils partagent les sentiments de leur mère, la joie de quitter Paris et ses menaces sourdes. Dans la culture chevaleresque et romanesque du temps, cette fuite prend l’allure d’un exploit parce qu’elle a réussi. Devant son fils, qui a plus de dix ans, la reine a dissimulé, joué une comédie, mentit à ses plus proches amies et serviteurs. Or, Anne d’Autriche se distingue par sa dévotion exacte, sa foi ardente, sa morale sévère. Le devoir d’Etat s’impose à elle dans toute sa clarté comme une leçon politique et pratique.
Le 18 janvier 1650, la régente fait arrêter le prince de Condé, son frère et son beau-frère. Suivons le récit de Mme de Motteveille : « Elle prit le Roi, à qui jusqu’alors elle n’avait rien dit de cette résolution, et s’enferma avec lui dans son oratoire. Comme elle n’était conduite dans cette action par aucun sentiment de vengeance, elle fit mettre ce jeune monarque à genous, lui apprit ce qui se devait exécuter en cet instant, et lui ordonna de prier Dieu avec elle, afin de lui recommander le succès de cette entreprise, dont elle attendait la fin avec beaucoup d’émotion et de battement de cœur. » Cette évocation s’appuie sans doute sur les confidences de la reine après l’événement. Anne, une nouvelle fois, a joué la comédie pour la Cour. Elle a trompé sa parente, la princesse de Condé. La reine apprend à Louis XIV ce qui s’accomplit contre son cousin. Elle associe le jeune roi à sa décision et à sa prière.
Communications précédentes :
Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos
La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3
[1] Torquato Accetto, De l’honnête dissimulation, trad. De l’italien par Mireille Blanc-Sanchez ; éd. Etablie, annotée et introd. par Salvatore S. Nigro, Lagrasse, Versier, 1990, Della dessimulazione onesta, Naples, 1641.
[2] Ibidem, p.34
[3] Mémoires de P. de La Porte, A. Petitot et Monmerqué éd., Paris, 1827, p.416.
[4] Cité par Georges Lacout-Gayet, L’éducation politique de Louis XIV,Paris 1898, p.184-5.
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