Histoire

Il y a cent quatre vingt dix ans, le 20 octobre 1827..

…. La bataille de Navarin donnait un nouveau tour à l’histoire de France

On a beaucoup dit que la bataille de Navarin méritait une place de choix dans les livres d’histoire pour au moins quatre raisons : elle fut la dernière grande bataille de la marine à voile  – encore que l’un des navires de combat,  la Karteria, fut pour partie un vapeur -, elle marqua une étape déterminante vers l’indépendance de la Grèce, elle illustra l’irrésistible déclin de l’empire ottoman, enfin elle représenta la première intervention militaire à objectif humanitaire. Mais surtout, en confirmant le premier rang occupé par la France dans le concert européen, elle signalait aussi que celui-ci ne serait conservé qu’à la condition de demeurer fidèlement à l’exigeante alliance avec l’Angleterre.

   Depuis treize ans déjà, la France remontait peu à peu la pente après que la Révolution puis l’Empire l’avaient jetée dans le cul de basse fosse de l’Europe pacifiée. Si les puissances alliées avaient contribué au retour des Bourbons et à la restauration de la monarchie légitime, ce n’était pas sans une certaine méfiance à l’égard de ce pays toujours prompt aux emportements et aux débordements. Et l’épisode des Cent-Jours avait donné raison aux sceptiques. Après quoi, l’habileté diplomatique du duc de Richelieu, combinée au réalisme politique de Louis XVIII, avait permis à la France de rejoindre la Sainte-Alliance dès 1818 mais sans l’Angleterre.

    Celle-ci n’avait d’ailleurs pas vu d’un très bon œil l’intervention de la France en 1823 pour rétablir le roi d’Espagne détrôné, Ferdinand VII. Elle contribua, en 1825, profitant de la disparition du tsar Alexandre Ier qui l’avait initiée, à ce que l’entente continentale prit fin, au profit d’ententes plus conjoncturelles et comptant moins de participants. Le gouvernement de Londres voulait bien s’allier avec la France mais à la double condition que ce ne fût pas dans un contexte multilatéral et qu’elle pût toujours disposer d’une forme de droit de veto. Car jamais jusqu’ici les deux puissances n’avaient vu leurs armes réunies en face d’un ennemi commun. Navarin fut donc la grande première de l’histoire franco-britannique.

    La Grèce, tombée dans l’orbite turque depuis le milieu du XVe siècle, n’avait jamais supporté cette occupation et, comme on disait alors, le « joug ottoman » qui ne connaissait que deux catégories d’hommes : les musulmans et les infidèles. À l’occupation militaire s’ajoutèrent, à partir du XVIIIe siècle, une administration inefficace, vulgaire et corrompue, puis des seigneurs locaux rançonnant sans  complexe l’indigente économie locale. Mais si les puissances occidentales, surtout leurs hommes de lettres et leurs philosophes, pleuraient régulièrement sur ce berceau de l’humanisme livré à des barbares et à des soudards, leurs monarques consacraient leur énergie à se disputer des territoires centraux ou ultramarins : engager un conflit destiné à libérer un peuple n’était pas encore dans l’esprit de l’époque. Et si la Russie de Catherine II avait des visées sur la région, c’était pour que son empire remplaçât celui des Turcs, non pour libérer les Grecs. Toutefois, la victoire russe de 1774 avait institué le tsar  « protecteur des Orthodoxes ». Sous ce fragile équilibre, les populations du nord disposèrent d’une certaine liberté, tandis que celles du Péloponnèse demeuraient soumises à un quasi esclavage. Dès lors, les révoltes se multiplièrent et les autorité turques, aussi brutales que mal organisées, parvenaient de moins en moins à les réprimer. Des gouvernements locaux, issus des élites et soutenus par la population se formaient un peu partout De sorte que, le 1er janvier 1822, à Epidaure, cinquante-neuf se réunirent et proclamèrent l’indépendance de la Grèce. La violente mais désordonnée réaction turque se traduisit par plusieurs massacres qui indignèrent l’Europe.

    Dans le climat romantique du temps, des volontaires  « philhellènes » se pressèrent pour venir aider les Grecs, dont le poète anglais lord Byron. Sa mort (de maladie) le 18 avril 1824 à Missolonghi provoqua une vive émotion et les puissances décidèrent de mettre enfin la question grecque à l’ordre du jour de leurs congrès annuels. Les discussions trainèrent en longueur, sans résultats concrets, d’autant que les dirigeants grecs insurgés commençaient à se diviser.

    Monté sur le trône le 16 septembre 1824, Charles X ne pouvait, malgré la prudence de Villèle, son premier ministre, décevoir les partisans –  qui s’appelaient notamment Hugo, Lamartine et autres prestigieuses signatures – d’une intervention en faveur des Grecs ; en outre son penchant chevaleresque le conduisait naturellement à regarder le secours aux orthodoxes persécutés comme une obligation morale de bon chrétien. La Russie également changea de dirigeant avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas 1er, le 1er décembre 1825. Lui aussi était décidé à en découdre avec les Turcs et, pour ce qui était de la Grèce, de façon définitive. De l’autre côté de la Manche, le même courant romantique exigeait que Byron ne fût pas mort pour rien : Georges IV, et son premier ministre Georges Canning, ne pouvaient donc demeurer en reste.

    C’est ainsi que, après de nouvelles et laborieuses tractations,  fut signé, le 6 juillet 1827, le traité de Londres entre l’Angleterre, la France et la Russie. Les grandes puissances de l’époque mettaient autant de temps à se mobiliser que les actuelles contre l’État islamique, comme si s’attaquer à des criminels musulmans et prendre la défense des chrétiens d’Orient persécutés emportaient un  mystérieux tabou : vieux complexe de l’échec des Croisades ?

    Pendant ce temps, les Turcs rassemblaient une flotte de guerre dans la baie de Navarin, au sud-ouest du Péloponnèse  (aujourd’hui Pylos) zone à l’abri des turbulences, un peu comme le serait le Scapa Flow des Anglais durant les première et deuxième guerres mondiales, afin de préparer une offensive d’envergure contre plusieurs points de la côte et des îles tenus par les nationalistes grecs.

    Depuis plusieurs années, une flotte anglaise, commandée par l’amiral Edward Codrington et une flotte française, commandée par l’amiral Henri de Rigny, croisaient en Méditerranée orientale afin de lutter contre la piraterie barbaresque. La première prit position devant Navarin le 12 septembre, la deuxième le 22. Une escadre russe, commandée par l’amiral Lodewijk von Heiden, les rejoignit le 10 octobre. Les alliés regroupèrent ainsi vingt-huit bateaux, contre environ quatre-vingt navires turcs, disparates et beaucoup moins bien armés.

    La bataille, engagée, après d’ultimes et vaines négociations avec les Turcs, en fin de matinée du 20 octobre, s’acheva cinq heures plus tard. La puissance de feu des navires alliés en avait presque fait une formalité. Les Turcs perdirent une soixantaine de navires et six mille combattants. Il ne leur restait plus qu’à se retirer.

    Bien que décisive sur le plan maritime, la victoire n’entraîna pas ipso facto l’indépendance de la Grèce. Il fallait, pour cela, la compléter par une offensive au sol afin d’éliminer toute présence militaire ottomane. Ce fut, avec l’accord, total de l’Angleterre et, plus nuancé, de la Russie, la tâche de l’armée française lors de ce qu’on appela l’expédition de Morée (ancien nom du Péloponnèse) qui se déroula du 29 août au 5 novembre 1828 : l’une des grandes victoires, à la fois déterminante pour l’Histoire, et peu coûteuse en hommes, qu’il faut mettre au compte de Charles X.

Daniel de Montplaisir

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