Histoire

La dernière ballerine du tsar Nicolas II ou l’affaire « Mathilda, le mystère des Romanov »

«Mon nom est Mathilda Kschessinska et j’ai été la plus grande ballerine russe des scènes impériales. Mais le monde où je suis née, celui dans lequel j’ai été élevée, a disparu depuis longtemps, de même que tous ses acteurs – morts, assassinés, exilés, fantômes ambulants. Je suis l’un de ces fantômes». C’est ainsi par ces quelques lignes que nous présente, la romancière Adrienne Sharp, celle qui fut à l’origine d’un triangle amoureux avec le dernier tsar de Russie et qui, un demi-siècle après sa mort, provoque encore l’ire des ultra-monarchistes russes. Qui était donc la dernière ballerine du tsar Nicolas II et pourquoi une telle polémique à son sujet aujourd’hui ?

Mathilda-Marie Feliksovna Kschessinska (Матильда Феликсовна Кшесинская) est née le 19 août 1872 à Ligovo, près de Peterhof dans une datcha louée par sa famille. D’origine polonaise et aristocratique, elle montre très tôt des aptitudes pour la danse. Une passion dans sa famille. Son père, lui-même un danseur émérite, s’était très tôt produit devant les grands de l’Europe monarchique, à l’âge de 14 ans, avant de continuer à exercer ses talents comme « soliste du tsar » au théâtre Mariinsly de Saint-Pétersbourg, capitale impériale des Romanov. Son grand-père, un violoniste doué, lui avait transmis la passion de la musique. Ses débuts de ballerine, le 23 mars 1890, se feront devant l’œil du tsar Alexandre III. Elle a 18 ans, pleine de charme et de grâce. Dans la loge impériale, ses lunettes de théâtre sur le nez, le tsarévitch Nicolas observe cette jeune ballerine. Il n’est guère plus âgé qu’elle. Seulement 4 ans les séparent tous deux. Il est impressionné, émoustillé, intrigué, et ne prête guère attention au spectacle dont sa famille est l’invitée d’honneur.

Il a bien du mal à cacher son émotion lors du repas dont la jeune danseuse est l’invitée privilégiée mais ne la nommera pas dans son journal intime. Pour l’heure, toute honorée soit-elle, elle entend se consacrer à la danse. Alexandre III, lui-même, ne lui a-t-il pas susurré à l’oreille : « Soyez la gloire et la beauté de notre ballet ! »

« Mallia » a suivi ses premiers cours au sein de la célèbre école italienne du chorégraphe Enrico Cecchetti avant d’être prise en main par le français, d’origine bordelaise, Marius Pepita. La jeune Mathilda allie virtuosité et talent de comédienne, dessinant déjà les perspectives de la belle carrière qui s’offre à elle. Pepita y veille comme un joyau dans son écrin. Dans ses mémoires, Mathilda raconte qu’elle tomba immédiatement amoureuse de ce prince impérial à la moustache formée et qu’elle revoit inopinément près du palais, deux jours plus tard.

Le 22 avril, elle impressionne. Son « pas de deux » dans le ballet-comique « La fille mal gardée » fascine les spectateurs présents dans la salle. Le tsarévitch lui fait porter des fleurs par deux officiers, l’implore de lui envoyer une photo, mais celle qui se rêve en « belle au bois dormant » n’en possède qu’une seule qu’elle chérit et qu’elle ne souhaite pas céder à ce Romanov qui la poursuit de ses assiduités. La raison d’état impose que le prince voyage, et le devoir de la ballerine de danser pour la Sainte Russie et le protocole lui commande une certaine distance. Ils ne se reverront pas avant l’hiver 1891 au Danemark. « Nicki et Malia » entament alors le début d’une relation secrète et les absences du prince sont vite remarquées au palais. Les rapports de police font même état de visites fréquentes de divers grands-ducs de la maison impériale chez la jeune ballerine. Assez pour irriter Alexandre III qui rappelle ses devoirs à son fils. Ce dernier doit se marier et abandonner sa maîtresse. Nicolas ne dit rien, la forte voix de l’empereur suffit pour que le prince héritier se réfugie dans un certain mutisme. Le tsar lui évoque une alliance avec la fille du comte de Paris, Philippe d’Orléans. Loin d’avoir des affinités avec cette république, c’est avec une princesse de France qu’Alexandre III souhaite renforcer l’alliance franco-russe. Nicolas écoute d’une oreille, regarde à peine le portrait de cette Bourbon. Il pense à sa chère « Mallia » qui danse dans une ronde sans fin. Les amants se retrouvent, s’éloignent pour mieux s’étreindre. La passion nourrit un amour que la jeune ballerine sait de plus en plus impossible.

La santé d’Alexandre III se dégrade de plus en plus en cette année 1893. Nicolas n’a plus le choix. Il doit se marier. Ce sera avec son amour d’adolescence qu’il a retrouvé à Cobourg chez ses cousins. En avril 1894, le voilà fiancé officiellement à Alix de Hesse, future tsarine Alexandra. Mathilde perd peu à peu son prince charmant qui écourte ses visites, se fait rare et ne lui envoie plus que de simples lettres. La raison d’état a fini par triompher. Elle lui demande de continuer à le tutoyer, il lui répond qu’elle restera « le moment le plus heureux de sa vie ». Un dernier rendez-vous en juillet 1894 et c’est la séparation. Trois mois plus tard, Nicolas épouse Alexandra.

Le cœur brisé, elle se réfugie dans les bras d’un autre Romanov. Le grand-duc Serge Mikailovitch la prend sous sa protection sous les bons les hospices de Nicolas qui lui a expressément demandé de veiller sur elle. Les relations de la ballerine avec Marius Pepita se sont tendues. Il n’aime guère cette petite Mathilda gâtée par les princes mais admire son indéniable talent. Elle obtient le titre convoité de Prima Ballerina mais Pepita refuse de lui octroyer le premier rôle et préfère la cantonner dans d’autres plus mineurs. Il ne craint guère l’action de ses protecteurs trop occupés à préparer le sacre impérial (1896). Mathilda entre également en conflit avec le prince Serge Wolkonsky, directeur du Théâtre impérial, qui finira par démissionner en 1900 de son poste.

Vomissements et malaises perturbent bientôt la vie de la ballerine en cette fin d’année 1901. Le verdict est sans appel. Mathilda Kschessinska est enceinte. Mais de qui ? Le grand-duc Serge ou le grand-duc Andrei Vladimirovitch Romanov ? Les deux princes sont ses amants. Elle a rencontré un an auparavant le prince Andrei lors d’un repas où il a accidentellement renversé son verre de vin rouge sur elle, a débuté une romance avec lui, l’accompagnant même en voyage en Italie. Le 18 juin 1902, elle donne naissance à Vladimir Sergueievitch. Il porte à la fois le nom du grand-père d’Andrei et celui du grand-duc Serge qui a décidé de reconnaître l’enfant. Etrange ménage à 3, où ce nouveau-né porte l’héritage du premier amant de sa mère quand celle-ci partage la vie du second ; qu’elle abandonne parfois pour les besoins de ses tournées en Europe.

La révolution de 1917 va mettre fin à la douceur de cette existence. Les événements se précipitent. Le tsar Nicolas II doit abdiquer et succombera bientôt aux balles d’un peloton d’exécution. L’empire s’enfonce dans la guerre civile. Le grand-duc Serge est passé par les armes, le lendemain de la mort de la famille impériale, le 18 juillet 1918. Andrei a, quant à lui, rejoint l’armée blanche après avoir échappé aux bolchéviques. Mathilda a préféré fuir vers la France avec son fils. Il lui faudra attendre deux ans, la fin des espoirs de restauration, pour qu’Andrei rejoigne « Mallia ». Le 30 janvier 1921, il épouse sa ballerine. A défaut d’un titre d’impératrice, elle devient princesse impériale sous le nom de Romanovsky-Krasinsky. Andrei a obtenu l’autorisation de son frère, le curateur du trône et grand-duc Kirill Vladimirovitch, de se marier avec sa maîtresse.

« Mallia » et Andrei décident de vivre une vie de faste, dépensant leur temps dans les casinos. Le crash de 1929 ruine le peu d’argent qu’il leur restait en banque. Elle ouvre une école de ballet qui devient renommée à Paris et aura comme élèves de futurs noms prestigieux comme celui de Maurice Béjart ou Zizi Jeanmaire. Les bruits de bottes agitent l’Europe et la guerre qui éclate dix ans plus tard précipite le continent dans un nouveau conflit. Les nazis ordonnent l’arrestation du prince, jugé trop proche d’un mouvement monarchiste que l’on sait manipulé par les soviétiques, les Mladorossis. Trois mois de prison ne rompent pas les liens qui unissent les derniers témoins d’une époque révolue. Ils passeront le reste de la guerre près du grand-duc Kirill qui attend que le Führer veuille bien le remettre, en vain, sur le trône.

Andrei meurt en 1956 à 77 ans, trois ans avant la parution de la biographie de son épouse « Souvenirs de la Kschessinska ». Elle lui survivra jusqu’à son centième anniversaire ; elle n’avait plus dansé depuis 1964. Son fils Vladimir était mort en 1974 sans enfants… et avec lui, le mystère de sa paternité et l’héritage d’un passé glorieux.

Longtemps cachée ou ignorée, le réalisateur Alexei Uchitel a décidé de porter sur grand écran l’histoire de ce triangle amoureux sous le titre «Mathilda, le mystère des Romanov», provoquant la colère de la frange la plus dure des monarchistes russes qui considèrent la vie de couple de Nicolas II et Alexandra de Hesse comme exemplaire. Le procureur de Crimée et député Natalia Poklonskaya, proche des Romanov, mène depuis l’annonce de la sortie du film une véritable croisade (avec le mouvement La croix royale de Nikolai Mishustin) pour le faire interdire, le jugeant blasphématoire et anti-patriotique (le personnage de Nicolas II étant joué par un acteur allemand et celui de Mathilda par une actrice polonaise). Elle exige son retrait pour avoir osé montrer des scènes de nus entre l’empereur et sa maîtresse. Bien que le film ait reçu un agrément de la part du ministère de la culture et que les russes doivent pourtant se contenter d’un « trailer » de deux minutes, l’affaire « Mathilda » est devenue en peu de mois une véritable polémique nationale dont l’Etat a du mal à éteindre l’incendie alors qu’il s’apprête à commémorer le centième anniversaire de la chute de la dynastie impériale. Le porte-parole de la maison impériale, Alexander Zakatov, a lui-même condamné le film mais sans pour autant requérir son interdiction, rejetée également par le bureau du procureur-général, Youri Chaïka.

Natalia Poklonskaya n’a pas pour autant renoncé à attaquer le réalisateur et a annoncé qu’elle entendait le poursuivre « pour atteinte à la vie privée du tsar et de sa famille » en vertu d’une loi anti-diffamation qui protège les morts et qui est encore très floue sur le sujet. A cela, se sont récemment ajoutés des soupçons de corruption qui aurait permis aux producteurs du film de se faire financer par de hauts-fonctionnaires russes via des comptes à l’étranger. Les monarchistes, avec lesquels on ne badine plus concernant la réputation de la famille impériale, ont assuré qu’ils mèneraient des actions radicales contre les cinémas qui accepteraient de diffuser ce film à la date de sortie, prévue le 30 mars, désormais retardée.

Le gouvernement russe a lancé une enquête discrète afin de savoir si ce film comportait des caractères jugés contraires à la bonne morale et l’éthique de la foi orthodoxe. Un sujet sensible dans un pays qui a réhabilité sa famille impériale et que l’Eglise orthodoxe a officiellement canonisé en 2000.

Frederic de Natal

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