Histoire

Il y a deux cent cinquante ans, Bougainville partait à la rencontre de la bonne sauvage

Voici donc une des nombreuses conséquences du traité d’Utrecht qui, en 1713, mettant fin à la guerre de succession d’Espagne et confortant Philippe V sur son trône, stipulait aussi la renonciation de celui-ci, pour lui-même et pour ses descendants, au trône de France, ouvrant alors la boîte de Pandore du conflit dynastique qui divise encore aujourd’hui les royalistes français…

Aide de camp du marquis de Montcalm en Nouvelle-France durant la guerre de Sept ans, Louis-Antoine de Bougainville, né à Paris le 11 novembre 1729, touche-à-tout plein de ressources – il fut mathématicien, avocat, botaniste, militaire et marin – suggéra à son gouvernement, consécutivement au traité de Paris de 1763 par lequel Louis XV abandonna le Canada à l’Angleterre,  d’installer une partie des colons français de la «  Belle Province » sacrifiée dans l’archipel des Malouines. Féru de terres inconnues et prometteuses, Bougainville estimait que la France disposerait là d’une base stratégique vers le monde austral, susceptible selon lui de développements importants. Ce qu’il commença à organiser. Mais le traité d’Utrecht, qui redessinait une partie de la carte du monde, avait attribué ces îles à l’Espagne et celle-ci, légitimement, les réclamait. Le très prudent duc de Choiseul, principal ministre, ordonna donc à Bougainville de mettre fin à l’opération et d’évacuer ces Français qui, après avoir refusé de devenir anglais, ne voulaient pas davantage devenir espagnols. Mais il fallait aussi sauver la face. D’où l’idée de transformer l’abandon de l’      anachronique Fachoda de l’hémisphère sud en expédition maritime consacrée à la recherche scientifique et à l’étude de contrées nouvelles aux fins fonds du monde.

Bougainville partit ainsi de Brest le 5 décembre à la tête de la frégate La Boudeuse en direction des Malouines afin de transporter des colons français vers Montevideo, où un deuxième bâtiment, L’Étoile, l’attendrait pour l’accompagner dans la suite de son périple.

Trois scientifiques faisaient partie de l’expédition : Charles Routier de Romainville, géographe chargé du relevé cartographique, Pierre-Antoine Verron, astronome embarqué afin de mettre au point la méthode de calcul de la longitude par les distances lunaires, et le naturaliste Philibert Commerson, en vue de l’identification et de la collecte d’ espèces botaniques non encore répertoriées ; ainsi qu’une étrange machine, baptisée la « cucurbite » en raison de sa forme de courge, dont on allait tester la capacité à dessaler l’eau de mer.

La première escale importante se fait en Terre-de-Feu afin d’observer ces Patagons, dont on dit encore que ce sont des géants.

Mais c’est la halte à Tahiti, précipitamment appelée Nouvelle-Cythère avant d’adopter le nom déjà donné par les autochtones, qui constitue l’élément phare du voyage.

Publiant, cinq plus tard, son Voyage autour du monde, Bougainville obtient un remarquable succès, dû principalement à sa description des habitants de Tahiti et de leurs moeurs.

En Europe, on croit alors à l’existence du «  bon sauvage ». Contrairement à une idée reçue, le concept ne vient pas de Jean-Jacques Rousseau – il n’a encore rien écrit à ce sujet – mais remonte aux premiers pas sur le continent américain au début du XVIe siècle. De son deuxième voyage au Canada (alors appelé Hochelaga), en 1535-1536, Jacques Cartier a retiré l’impression que les autochtones, qu’ils croient «  sauvages »,  très proches de la nature et vivant à son rythme «  possèdent (de ce fait) une âme aussi pure que celle des enfants. »  Mais c’est à Michel de Montagne que nous devons et le mythe et la théorisation du bon sauvage auquel il a consacré un chapitre de ses Essais, intitulé Les cannibales. S’inspirant largement – car Montaigne quittait rarement sa tour-bibliothèque – de Histoire d’un voyage au Brésil publié en 1578 par le navigateur français alors très célèbre,  Jean de Lévy.

Le philosophe faisait preuve, dans son approche, à la fois de naïveté mais aussi d’une singulière modernité au nom de l’humanisme. À ses yeux, la raison impose le relativisme culturel et, donc, la tolérance à l’égard des peuples lointains dont on ne connaît guère les coutumes, lesquelles ne sont pas forcément inférieures aux nôtres : vision révolutionnaire pour l’époque, qui annonce déjà Claude Lévi-Strauss et La pensée sauvage (1962) ! En revanche, Montaigne tombait dans le piège de l’angélisme exotique : l’harmonie des peuples brésiliens, dont il ne savait que ce qu’en avait rapporté le navigateur, lui semblait parfaite car dictée par le respect de la nature, touchant dès lors à la perfection de la vie terrestre et rejoignant cet «  âge d’or », né de la mythologie grecque et popularisé par le poète Latin Ovide dans Les Métamorphoses, publiées autour de l’an zéro des Chrétiens.

Bougainville, comme tout «  honnête homme »  de son temps était un lecteur de Montaigne. Le mythe du bon sauvage entrait dans ses rêves comme dans ceux de tout explorateur ou navigateur de l’époque des Lumières.

En arrivant à Tahiti, lui-même et son équipage – 330 hommes sur deux navires – croient avoir découvert la concrétisation du mythe, bien que ce fût sans illusion excessive, pratiquant la prudence scientifique et le doute méthodique que leur avait enseigné leur autre grand maître avec Montaigne, René Descartes.

C’est pourquoi Bougainville se limite à des observations objectives, sans chercher à en tirer, du moins à chaud, des leçons d’anthropologie générale. Ce qu’on lui reprochera, dans cette époque plus que toute autre éprise de constructions théoriques et définitives.

Il va également choquer par une certaine verdeur de propos. Dans un siècle où les romans pornographiques se diffusent abondamment mais sous le manteau, on ose néanmoins se gendarmer de ce que Bougainville appelle un chat un chat. Ainsi, de sa description de son arrivée à Tahiti, avec l’évocation de cette jeune, et belle, et bien faite, femme nue qui vient s’alanguir à la proue de La Boudeuse, offerte à la concupiscence des officiers du bord qui n’ont pas touché de femme depuis bien longtemps. Ainsi de ses considérations sur les mœurs sexuelles libérales des habitants de l’archipel où une jeune fille peut «  avoir commerce avec bien des hommes avant son mariage du moment que l’époux en est informé. » Ainsi enfin des gestes de sympathie des dirigeants de la société tahitienne qui, pour plaire à leurs visiteurs, n’hésitent pas à leur proposer les plus belles de leurs spécimens féminins. D’où la perception d’une sorte de paradis sexuel, combinant beauté exceptionnelle des sujets et grande liberté d’action de leur part. Une image qui allait s’ancrer longtemps dans la vulgate de toutes les marines d’Europe, donnant lieu, par exemple, au fameux film de Lewis Milestone,  Les révoltés du Bounty, sorti en 1962.

Si Tartuffes et Arsinoés se proclament choqués par les propos de Bougainville, Denis Diderot estime de son côté que le navigateur n’est pas allé assez loin dans ses réflexions et que c’est bien «  le bon sauvage » qu’il a rencontré là-bas. C’est pourquoi, l’infatigable bretteur des lettres se lance dans la rédaction d’un complément à l’ouvrage de Bougainville.

Publié l’année suivante, 1772, le Supplément au voyage de Bougainville présente Tahiti comme un «  état de nature idéal » et dénonce le risque de corruption encouru par une fréquentation excessive du monde européen. Bougainville a beau tenter de nuancer Diderot, qui n’a pas quitté Paris et juge du monde entier depuis son cabinet de travail, rien n’y fait. En France, les penseurs autoproclamés l’emportent toujours sur les scientifiques confirmés. Et Rousseau préférera se réclamer de Diderot que de l’homme qui aura donné son nom à une plante.

Daniel de Montplaisir

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