Histoire

Il y a cent-dix ans, les Japonais remportaient la bataille navale de Tsushima

Le 28 mai 1905, les Japonais remportaient la bataille navale de Tsushima 

   Au tout début du XXe siècle, la situation géopolitique de l’Extrême-Orient s’avérait particulièrement confuse et source probable de conflits armés. D’un côté, poussant toujours plus loin vers l’est sa pluriséculaire des mers chaudes, la Russie achevait la construction du chemin de fer transsibérien reliant, sur plus de 9000 kms, Saint-Pétersbourg à Vladivostok, capitale de la Province maritime. De ce fait, l’empire des tsars lorgnait sur les richesses, notamment minières, de la Chine, qui n’attendaient qu’un exploitant moderne. Au centre, le vieil « empire du milieu » n’en finissait plus de décliner, des régions entières comme la Mandchourie étant devenues la proie de l’anarchie. Venant des mers du sud, les puissances occidentales, France et Angleterre en tête, entendaient bien profiter de la situation instable de la zone pour s’installer solidement. Enfin, le Japon sortait de son splendide isolement selon la volonté de l’empereur Meiji, qui donna son nom à l’ère dite « du gouvernement éclairé », transposition nippone, avec plus d’un siècle de retard, de l’âge des Lumières.

   Si celui-ci voyait d’un mauvais œil le prochain voisinage d’États aux appétits impérialistes, il ambitionnait aussi d’étendre lui-même son influence sur le continent asiatique, spécialement en Corée, afin notamment de garantir ses intérêts économiques. Dès lors, l’empire des tsars et celui du soleil levant se livrèrent à une course de vitesse en vue de contrôler le premier de vastes territoires regardés comme stratégiques.

   Malgré les nombreux traités conclus au XIXe siècle entre les deux pays et avec la Chine, la confrontation devenait inévitable. Les hostilités commencèrent avec l’attaque, par les Japonais, le 8 février 1904 en pleine nuit, de la base navale russe de Port-Arthur. Cédé par la Chine à la Russie en 1898, la ville devait son nom à un marin britannique, William K. Arthur, qui y avait débarqué en 1860. L’agression japonaise, quoique purement navale, principalement au moyen de torpilleurs, ressemble de façon troublante à celle de Pearl Harbor en 1942 : commise sans déclaration de guerre et en jouant totalement sur l’effet de surprise. Puis les troupes japonaises débarquèrent en Corée et entreprirent la conquête du pays, mettant, cette fois par voie terrestre, le siège devant Port-Arthur en août suivant. La ville tomba en janvier 1905 après des combats terrestres particulièrement meurtriers : 71 000 morts du côté russe et 85 000 dans le camp japonais pourtant vainqueur : l’armée nippone se battait avec un acharnement proche de la sauvagerie et sans aucun souci d’économiser les hommes, ce qui déconcerta  son adversaire : à cette époque, les lois de la guerre signifiaient encore quelque chose et les affrontements militaires restaient soumis à certains cadres définis en Occident, mais complètement ignorés par les Orientaux.

    Redoutant cette issue dès l’automne 1904 car n’ayant plus de troupes de réserve à opposer à l’ennemi, le tsar Nicolas II avait alors pris une décision « de folie » : envoyer la flotte de la Baltique dégager Port Arthur. Soit une expédition maritime de 37 000 kms – presque un tour complet de la terre – en contournant l’Afrique par le sud et qui soulevait de redoutables problèmes de ravitaillement.

     Partie de Kronstadt le 11 octobre 1904 sous les ordres de l’amiral Rojdestvenski, la flotte de quarante-cinq navires, dont onze cuirassés et huit croiseurs parmi les mieux armés du monde, arriva presque huit mois plus tard en vue de détroit de Tsushima qui sépare le Japon de la Corée, où l’attendait en embuscade la flotte commandée par l’amiral Togo.

    Les Russes avaient fortement sous-estimé la puissance navale de l’ennemi, notamment en raison de sa jeunesse et de son inexpérience. La marine militaire japonaise était en effet de formation très récente. Après avoir été conseillée par un ingénieur français du génie maritime, Émile Bertin, puis avoir acquis  d’occasion à l’Angleterre, en 1899, son tout premier cuirassé, le gouvernement nippon en avait aussitôt renvoyé les instructeurs afin que ses marins découvrissent seuls le maniement du navire qui, de ce fait, avait tourné en rond dans la rade d’Osaka jusqu’à épuisement de son charbon… Puis, selon un programme dénommé « persévérance et détermination » qui combinait achats à l’étranger, majoritairement au Royaume-Uni mais également à la France et à l’Allemagne, et constructions dans les chantiers nationaux, le Japon avait réussi à se doter d’une flotte relativement puissante. Elle comptait, en 1905, six cuirassés, dix-sept croiseurs (dont cinq fabriqués au Japon), vingt-quatre destroyers (dont huit fabriqués au Japon) et soixante-trois torpilleurs. En outre, déjà en avance dans le domaine électronique, le Japon était le premier pays à utiliser entre ses navires un système de communication sans câble. De même ses ingénieurs navals avaient-ils réussi à maîtriser l’usage de canons de très gros calibre, de portée certes inférieure à celle des canons russes mais de bien plus grande précision de tir car seuls équipés de télémètres. Ainsi le navire amiral Mikasa était-ille plus puissamment armé de son temps. Enfin, l’amiral Togo avait profondément étudié et médité les tactiques des grands marins de l’Histoire, dont l’amiral Nelson à qui il vouait cette admiration si typique de l’esprit japonais, c’est-à-dire également jalouse et désireuse de surpasser l’étranger en dépassant le maître.

    C’est donc bien à tort que l’amiral Rojdestvenski, au demeurant saoul pendant une bonne partie de la journée, s’avançait vers Tsushima sans plan d’attaque vraiment élaboré car certain d’une victoire facile.

    Les deux escadres entrèrent, selon le jargon en vigueur, en contact visuel le 27 mai 1905 à 13h39. Bénéficiant d’une plus grande rapidité de déplacement – les navires russe étaient ralentis par les importants dépôts d’algues et de coquillages sur leurs coques -, d’un nombre supérieur de petits navires d’appoint à l’artillerie très précise et à la cadence de tir très élevée, enfin d’une audacieuse et très risquée manœuvre de contournement décidée par Togo, la flotte japonaise fit un carnage qui dura environ cinq heures, envoyant par le fond ou incendiant les plus beaux bâtiments russes. Le lendemain matin, plutôt que d’essuyer une nouvelle attaque, l’amiral russe fit hisser, à 10h34, le signal de la reddition. La quasi totalité de sa flotte avait été détruite, contre la perte de trois torpilleurs japonais. 4380 marins russes trouvèrent la mort, contre 117 japonais.

     Le Trafalgar russe provoqua un considérable émoi en Europe. Claude Farrère, qui venait cette même année 1905 d’obtenir le prix Goncourt pour Les civilisés, en tira un roman intitulé la bataille, paru en 1909 et qui connut un succès extraordinaire avec près d’un million d’exemplaires vendus. Pour la première fois de l’Histoire, une puissance européenne était vaincue de façon décisive par une puissance non européenne et chacun voulait en savoir davantage sur ce pays vivant jusqu’ici à l’écart du monde.

    Nicolas II se trouva contraint de signer l’humiliant traité de Portsmouth, par lequel la Russie abandonnait Port-Arthur et évacuait la Mandchourie, tandis que le Japon occupait la Corée et bientôt l’annexerait.

   On peut dater de la bataille Tsushima l’éveil du nationalisme et du militarisme japonais, qui atteindraient leur paroxysme près de quarante ans plus tard lors de la guerre du Pacifique. Et l’entrée du pays dans le cercle des grandes puissances, premier peuple « non blanc » à peser d’un poids comparable à celui des puissances résidantes ou issues de la vieille Europe. 

Daniel de Montplaisir

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