Histoire

Les royaumes méconnus (10) : Le Bhoutan, pays des Rois-Dragons

S’il existe un royaume vraiment méconnu, c’est bien le Royaume du Bhoutan. Qui, en Europe ou ailleurs, saurait le situer avec précision sur une mappemonde ? Même son drapeau dégage une aura de mystère : un dragon blanc tenant quatre perles dans ses griffes, sur un fond partagé orange et jaune. Les perles symbolisent la richesse, tandis que le jaune est la couleur de la monarchie et l’orange celle du bouddhisme. Comme le Népal, le Bhoutan est un pays himalayen. Il est cependant dans la partie orientale de cette chaîne séparant le monde indien du monde chinois. Mais il est sans doute encore plus difficilement accessible que le Népal. Le Bhoutan, du fait de son relief, est longtemps demeuré très isolé, et il l’est encore à bien des égards, malgré l’ouverture en 1981, dans la vallée de Paro, de son premier aéroport. Ce dernier est entouré de montagnes culminant à 5490 mètres d’altitude et l’atterrissage sur son unique piste est d’ailleurs considéré comme un véritable défi nécessitant des pilotes très expérimentés et talentueux. Le Bhoutan a vécu pendant des siècles dans un superbe isolement et cela a certainement contribué à la méconnaissance dont il fait l’objet dans le reste du monde.

Culturellement et géographiquement, le Bhoutan est très proche du Tibet. En langue locale, le dzongkha[1], il est connu sous le nom de Druk-Yul, ce qui signifie « terre du dragon ». Le terme « Bhoutan » est le nom sous lequel le pays est connu en tibétain, et c’est ce nom qui est passé dans l’usage international. L’étymologie dériverait d’ailleurs de « Bhota-anta » qui signifie, en sanskrit, « extrémité du Tibet ». Il correspond donc très bien à la situation géographique du pays, à l’extrémité sud-est du plateau tibétain. Le Royaume du Bhoutan est aujourd’hui coincé entre deux géants : l’Inde, au sud, et la République Populaire de Chine, au nord. Mais cette frontière septentrionale est en fait la frontière tibétaine : le Tibet a en effet été absorbé par la Chine. Le Népal n’est pas très loin, même s’il ne partage pas de frontières communes avec le Bhoutan : il en est séparé par l’ancien petit royaume du Sikkim qui, depuis 1975, est devenu le 22ème Etat de la République de l’Inde. 

Le pays, dont la superficie est légèrement inférieure à celle de la Suisse (38 394 km²) est extrêmement montagneux : l’altitude maximum dépasse les 7000 mètres au-dessus du niveau de la mer, tandis que les plaines sub-tropicales, au pied des montagnes, dans le sud, ne sont qu’à 200 mètres d’altitude. Il s’agit là d’une dénivellation impressionnante, lorsque l’on sait que seuls 170 kilomètres séparent la frontière septentrionale de la frontière méridionale ! Le relief a compartimenté le Bhoutan en étroites vallées, ce qui explique la faiblesse de la population du pays : 770 000 habitants seulement. La capitale, Thimphou, est située dans une vallée à une altitude allant de 2 248 mètres à 2 648 mètres. Elle est aussi, avec 80 000 habitants, la plus grande ville.

Si le Bhoutan est fort méconnu, il a pourtant été mentionné dans certains ouvrages européens relativement anciens. Le Jésuite portugais Estêvão Cacella et João, qui y a séjourné, l’évoquent dans sa « Relação » de 1627. Dans « Six voyages », livre publié en 1676, le Français Jean-Baptiste Tavernier mentionne le « Boutan ».  Proche du  Tibet, le Bhoutan en est en fait issu. Il partage avec lui la culture et la religion, et même la langue, puisque le dzongkha est une langue tibétaine. C’est au cours du XVIIe siècle que le Bhoutan s’est séparé du Tibet. L’histoire du pays est assez mystérieuse, d’autant que les archives disparurent en 1827 dans l’incendie qui détruisit Punakha, la capitale de l’époque. On sait cependant que le territoire fut peuplé cinq ou six siècles avant notre ère par un peuple animiste nommé Monba. Le Bouddhisme a été introduit au VIIe siècle après Jésus-Christ par le roi du Tibet Songtsen Gampo[2], qui s’était converti à cette religion. L’arrivée des Mongols dans la région, au XIe siècle, provoqua des guerres incessantes entre les vallées, dominées par des chefs de guerres, dirigeants de multiples sectes bouddhistes. La secte Drukpa finit par l’emporter au XVIe siècle. Durant le siècle suivant, le territoire bhoutanais fut unifié par un chef militaire tibétain nommé Shabdrung Ngawang Namgyal. Il fit édifier, dans les différentes vallées, un réseau de « dzongs ». Dzong est mot tibétain qui désigne une sorte de monastère-forteresse, édifice à vocation à la fois spirituelle, militaire et administrative. Le visiteur pourra encore aujourd’hui en admirer un bon nombre. C’est ce chef de guerre qui reçut la visite des premiers Européens, les Jésuites portugais Estêvão Cacella[3] et João Cabral[4],  qui passèrent huit mois dans le pays en 1626-1627, alors qu’ils étaient en route pour le Tibet. C’est du monastère de Chagri que le père Cacella écrivit une longue lettre à son supérieur à Cochin, comptoir portugais de la côte de malabar, au Kerala. Ce document, connu sous le nom de « A Relação », est le premier écrit européen donnant une description du Bhoutan.

 A partir de 1711, le Bhoutan a dû faire face à l’expansionnisme de l’empire Moghol puis, à partir de 1772, aux ambitions de la Compagnie des Indes Orientales britannique.  En 1864-65, une guerre opposa le Bhoutan à la Grande-Bretagne. Défait, le royaume himalayen dut signer  le traité de Sinchula, qui lui fit perdre les riches plaines des Dooars[5], au pied des montagnes. A la fin du XIXe siècle, une guerre civile opposa deux vallées rivales : celle du Paro et celle du Tongsa. Ugyen Wangchuck, penlop (gouverneur) de cette dernière, en sortit victorieux, grâce au soutien qu’il reçut des Britanniques, maîtres des Indes voisines.

 En 1907, cette victoire lui permit de réaliser l’unité du pays et de se faire élire par une assemblée de moines bouddhistes, de fonctionnaires et de nobles, roi héréditaire du Bhoutan. C’est cette dynastie des Wangchuk qui occupe le trône du Bhoutan depuis lors. En 1910, le traité de Punakha fut signé entre les autorités britanniques et bhoutanaises. Aux termes de ce traité, le royaume cédait la responsabilité de ses relations extérieures au Royaume-Uni, qui acceptait en retour de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures du Bhoutan. Le royaume demeura une monarchie absolue, malgré la création en 1953 du Tshogdu, une assemblée nationale de 130 membres, à l’initiative du nouveau roi, Jigme Dorji Wangchuck. Ce dernier abolit l’esclavage en 1956 et lança une réforme agraire. Ce même souverain créa en 1965 un Conseil consultatif et, en 1968, le conseil des ministres. Ces réformes permirent au pays d’évoluer progressivement de l’absolutisme à une monarchie de type parlementaire. 

L’ouverture du Bhoutan sur le monde extérieur se concrétisa en 1971, lorsque le pays devint membre à part entière de l’organisation des Nations Unies. Le grand roi réformateur fut Jigme Singye Wangchuck, quatrième de la dynastie des Wangchuck, devenu roi en 1972 et couronné en 1974. Né en 1955, il n’avait que 17 ans lors de son accession au trône. Il transféra l’essentiel de ses pouvoirs administratifs au conseil des ministres et octroya à l’Assemblée Nationale le droit de voter des motions de censure, par une majorité des deux tiers.

L’année de son accession au trône, le nouveau roi prit une initiative originale. Il inventa la notion de « bonheur national brut », ou BNB. Alors que la plupart des autres Etats de la planète mesure le degré de richesse de leurs citoyens sur le Produit National Brut (PNB), le Bhoutan a quant à lui entrepris de tenter d’estimer le niveau de bonheur de ses habitants. Pour ce faire, quatre éléments sont utilisés :   la croissance et le développement économiques responsables, la conservation et la promotion de la culture bhoutanaise, la sauvegarde de l’environnement et la promotion du développement durable, la bonne gouvernance responsable. En 2006, le magazine Business Week a classé le Bhoutan au 8ème rang mondial des pays les plus heureux et au 1er rang pour ce qui est de l’Asie.   

Le Bhoutan demeura jusqu’en 1999 l’un des derniers pays sans télévision (et sans internet). Le roi et le gouvernement ont toujours été soucieux de préserver la culture bhoutanaise d’influences néfastes venues de l’extérieur. C’est ainsi que le nombre de visas de tourisme a longtemps été sévèrement limité. Le système d’octroi de visas est d’ailleurs unique au monde, et il décourage certainement beaucoup d’éventuels touristes. Le candidat à un visa de tourisme devra en effet s’acquitter, à l’avance, d’une somme forfaitaire et journalière comprenant son hébergement et son transport[6]. Le processus de démocratisation s’acheva en 2005, lorsqu’une nouvelle constitution fut promulguée. C’est cette année-là que la monarchie devint réellement constitutionnelle. Preuve supplémentaire de son souci d’ouverture sur le monde extérieur, le Bhoutan est même devenu membre de la SAARC[7], l’organisation régionale, dont il a d’ailleurs accueilli le sommet des chefs d’Etat et de gouvernement en avril 2010.

Estimant sans doute son œuvre achevée, Jigme Singye Wangchuck abdiqua le 14 décembre 2006, à l’âge de 51 ans seulement. Il abdiquait en faveur de son fils aîné, Jigme Khesar Namgyel Wangchuck, 5ème souverain de la dynastie des Wangchuck. Le nouveau roi, né en 1980, fut couronné le 1er novembre 2008. Il connaît bien le monde extérieur, puisqu’il a fait ses études aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne (à Oxford) et en Inde. Le 13 octobre 2011, il a épousé Jetsun Pema.

On l’aura compris, les rois et le peuple du Bhoutan ont toujours été très soucieux de sauvegarder leurs traditions et leur culture. Le roi actuel, tout autant que ses prédécesseurs, a bien conscience de leur fragilité, surtout à l’heure de la mondialisation. Que pèsent le petit Bhoutan et ses 770 000 habitants face aux milliards de Chinois et d’Indiens qui les entourent ? Les Bhoutanais n’ont jamais oublié ce qu’il est advenu du Tibet, annexé et colonisé par la République Populaire de Chine depuis 1949. Ils ont également à l’esprit le sort du petit royaume voisin du Sikkim, lui aussi annexé, en 1975, mais par l’autre grand voisin : l’Inde.

C’est sans doute ce souci de sauvegarder une culture originale qui poussa le gouvernement bhoutanais à rendre obligatoire le port, dans les lieux publics, du costume traditionnel. Le vêtement masculin est connu sous le nom de gho, il est constitué d’une lourde robe tombant aux genoux, serrée à la taille par une ceinture. Quant aux femmes, elles portent des blouses colorées recouvertes d’une grande pièce de tissu rectangulaire nommé khira, qui les couvre jusqu’aux chevilles. Les ghos et les khiras sont soit en laine, soit en coton, en fonction de la saison. Ce souci de sauvegarde de la culture s’étend à d’autres domaines, comme l’architecture : les promoteurs et architectes ont l’obligation de respecter le style du pays.  Toujours dans le même ordre d’idées, il est intéressant de signaler que le Royaume du Bhoutan est devenu le premier pays au monde qui soit entièrement non-fumeur : l’Assemblée Nationale a voté en juillet 2004 une loi prohibant le commerce du tabac dans l’ensemble du pays. Cette loi est entrée en vigueur le 17 décembre de cette année-là, jour de la fête nationale. A cette occasion, le Premier ministre Yeshey Zimba mit le feu à une pile de cigarettes, à la fin d’un programme culturel.  

Cette politique de protection de l’identité nationale eut cependant une conséquence tragique en 1985, lorsque les autorités décidèrent de révoquer la nationalité bhoutanaise des habitants d’origine népalaise (et donc de religion hindoue). Cette mesure frappa durement cette minorité, connue sous le nom de Lhotshampa. Elle constituait, à l’époque, environ un cinquième de la population totale du pays et était établie au Bhoutan, pour certains, depuis cinq générations. La campagne « Un pays, un peuple » fut lancée. Dès lors, la fonction publique fut fermée aux personnes d’origine népalaise et leur langue fut interdite dans les écoles. Nombre de Lhotshampas furent expulsés dans les années 90 et, en 2008, 107 000 Bhoutanais d’origine népalaise vivaient encore dans des camps de réfugiés à l’est du Népal[8]. Le gouvernement népalais a toujours refusé de les reconnaître comme Népalais, ce qui a fait d’eux des apatrides. Beaucoup ont cependant pu obtenir l’asile politique au Canada, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Norvège et en Australie. Cette affaire a malheureusement beaucoup terni l’image internationale du pays.

Pour conclure ma présentation de ce royaume méconnu, qu’il me soit permis de citer un extrait du discours que le jeune roi Jigme Khesar Namgyel Wangchuck prononça lors de son couronnement, en 2008 :

« Durant la totalité de mon règne, je ne vous dirigerai jamais comme un roi. Je vous protègerai comme un père, je m’occuperai de vous comme un frère, je vous servirai comme un fils. Je vous donnerai tout et ne garderai rien, je mènerai une vie d’être humain bon que vous pourrez trouver utile de donner en exemple à vos enfants. Je n’ai pas de but personnel autre que celui de remplir vos espoirs et vos aspirations. Je vous servirai toujours, jour et nuit, dans un esprit de gentillesse, de justice et d’égalité. »

Un tel langage n’est-il pas rafraîchissant, surtout lorsqu’on le compare aux « petites phrases » de nos politiciens occidentaux ?

Par honnêteté intellectuelle, je me dois de préciser que, même si j’en rêve, je ne me suis encore jamais rendu au Bhoutan. J’ai cependant fait un peu connaissance avec le pays au début des années 90, alors que je travaillais pour le Programme Alimentaire Mondial au … Malawi. En effet, j’y avais un collègue étasunien, Richard, dont l’épouse, Karma, était bhoutanaise. Il l’avait connue à l’époque où il était en poste au Bhoutan, quelques années auparavant. Je me souviens des fins de semaines passées avec ce couple sympathique et leur fils adoptif, Sonam, lui aussi bhoutanais, et de nos longues discussions au sujet de ce pays mystérieux, qui m’attirait beaucoup. Karma et Sonam me racontaient comment, à chacun de leurs retours au pays lors des vacances, ils devaient se changer à l’aéroport et enfiler le costume traditionnel. Leurs récits, ainsi que ceux de Richard, me captivèrent. Ils me racontèrent aussi de nombreuses anecdotes et ils me prêtèrent un ouvrage en anglais, publié au Bhoutan, sur l’histoire du pays et de sa monarchie. C’est tout cela qui servit de base à la rédaction de cet article, certes imparfait et incomplet. J’ai bien-sûr dû compléter ces souvenirs avec quelques recherches sur internet, en particulier pour les évènements les plus récents. 

Hervé Cheuzeville

A lire ou à relire la série d’Hervé Cheuzeville sur « Les Royaumes méconnus » :

1/ Le Lesotho

2/ Le Lane Xang

3/ Le Bouganda (1ère partie)

4/ Le Bouganda (2ème partie)

5/ La Tunisie

6/ Le Cambodge

7/ La Libye

8/ Le Népal

9/ La Thaïlande

10/ Le Swaziland

 

[1]  Le dzongkha est l’une des 53 langues qui composent la famille linguistique tibétaine. Il n’est que l’une des 23 langues parlées au Bhoutan, elles appartiennent toutes à la famille tibéto-birmane. Il est la langue maternelle d’un quart de la population bhoutanaise mais a le statut de langue officielle du pays. Le dzongkha s’écrit avec un alphabet connu sous le nom de chhokey, qui est également celui utilisé en tibétain classique.

[2] Ce roi régna sur le Tibet (et le Bhoutan) de 627 à 649.

[3] Né en 1585 à Aviz, au Portugal et mort en 1630 à Shitgatse, au Tibet.

[4] Né en 1599 à Celorico da Beira, au Portugal, mort en 1669.

[5] Ces plaines qui s’étendent sur environ 8 800 km² font actuellement partie des Etats indiens du Bengale Occidental et de l’Assam.

[6]  Il semblerait que ce système ait été modifié et quelque peu simplifié. Voir, sur ce sujet, ce qu’en dit « Lonely Planet » : http://www.lonelyplanet.fr/destinations/asie/bhoutan/visa

[7]  South Asian Association for Regional Co-operation, ou Association Sud-Asiatique pour la Coopération Régionale fut fondée en 1983 à New-Delhi, à l’initiative du président du Bangladesh Ziaur Rahman. Lors de sa fondation, elle regroupait le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan, le Sri Lanka, le Népal, le Bhoutan et les Maldives. Avec l’adhésion de l’Afghanistan en 2007, cette organisation régionale compte désormais 8 membres. 

[8] Chiffres du Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations Unies. 

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