Histoire

Il y a 40 ans, le Cambodge entamait son « année zéro »

17 avril 1975. Un calme étrange s’était abattu sur la capitale cambodgienne. Il n’était pas dû à la chaleur accablante de cette journée de saison sèche. Non, cette sensation de calme était due au fait que les bombardements avaient enfin cessé. La veille encore, des roquettes s’abattaient sur la ville, tirées des environs immédiats. Même la circulation, habituellement intense et bruyante, avait cessé. Une grande partie de la population s’était assemblée le long de grandes artères, afin de regarder passer les nouveaux venus, qui commençaient à entrer dans la capitale. Des hommes aux visages émaciés et peu expressifs, souvent très jeunes, tout de noir vêtus,  portant tous une kalachnikov à l’épaule, défilaient en silence. Soulagée par la promesse de paix, certains Phnompenhois tentaient de les applaudir, voire même de les acclamer, de leur offrir des fleurs ou des boissons fraîches. Des regards durs et fixes leur répondaient.

Ces petits hommes noirs qui faisaient ainsi leur entrée dans la capitale étaient des soldats tout juste sortis de la brousse et des forêts, après des années de guerre. Il s’agissait de ceux que l’on avait, des années auparavant, surnommés « Khmers Rouges ». Ils étaient à la fois redoutés et méconnus par les citadins. Ce qui les rassurait un peu, c’est que « Samdech Euv », Monseigneur Papa, le Prince Sihanouk, était le président du Gouvernement Royal d’Unité Nationale, le GRUNK, et que ce dernier comprenait les Khmers Rouges et les Sihanoukistes. Du moins est-ce ce que l’on avait entendu à la radio du GRUNK, qui émettait depuis Pékin, ainsi que sur les ondes de la Voix de l’Amérique. Les Cambodgiens, après toutes ces années de guerres et de bombardements gardaient la nostalgie des années Sihanouk, l’époque où le Prince présidait aux destinées de l’Etat avec son inimitable et jovial paternalisme. Tous se demandaient quand Monseigneur rentrerait de son exil pékinois. Sans doute se seraient-ils sentis plus rassurés, davantage protégés, s’il avait fait son entrée à Phnom Penh à la tête des guérilleros, en ce 17 avril 1975.

La joie relative des habitants de la capitale n’allait pas durer. Quelques heures après l’entrée des hommes en noir, des véhicules surmontés de haut-parleurs circulaient dans les avenues et les rues, annonçant la plus inattendue, la plus incompréhensible des directives, venant des nouvelles autorités : il fallait abandonner la ville et se mettre en route immédiatement, en n’emportant que le minimum d’affaires, juste assez de nourriture pour tenir un jour ou deux. La raison de cet ordre invraisemblable ? Selon les voix anonymes sortant des haut-parleurs, un bombardement massif de la ville par les impérialistes américains était imminent, et la population devait se mettre à l’abri. Dans quelques jours, une fois le danger passé, les citadins pourraient rentrer chez eux.

En quelques heures, l’incrédulité fit place à l’abattement, puis l’abattement à la panique et à la pagaille. Des centaines de milliers d’hommes de femmes et d’enfants,  parmi eux des vieillards, des malades des infirmes et des bébés, le plus souvent à pied, tirant ou poussant des charrettes, envahirent les grands axes. Cette foule compacte était filtrée par les hommes en noir armés et canalisée vers les différentes sorties de la capitale. Au milieu de cette cohue indescriptible, on pouvait apercevoir des patients sur leurs lits d’hôpitaux, poussés par des proches. Des familles furent séparées, certains de leurs membres partant vers le nord, alors que d’autres frères, sœurs, épouses, parents ou enfants étaient dirigés qui vers l’est, qui vers l’ouest, qui vers le sud. Les plus nantis entamèrent leur exode à bord de voitures surchargées, mais ils n’avançaient pas plus vite que les autres, leurs véhicules étant bloqués par l’immense foule.

Cette journée du 17 avril 1975 marqua le début du régime le plus absurde, le plus paranoïaque, le plus monstrueux, le plus criminel que le monde ait jamais connu. Cette journée inaugurait le « Cambodge année zéro », ainsi que l’a si bien nommée le RP François Ponchaud[1] qui en a fait le titre de son livre-témoignage, le premier à dénoncer la barbarie des Khmers Rouges. Pendant près de quatre terribles années, une poignée d’idéologues pervers, ayant mal (ou trop bien ?) assimilé le marxisme découvert en France grâce au Parti Communiste Français, dans les années 50, et l’ayant de surcroît mélangé à un délire nationaliste et raciste, ont imposé au peuple du petit Cambodge la pire des tyrannies que l’on puisse imaginer. Des millions de citadins amenés de force à la campagne, où rien n’avait été prévu pour les y accueillir, transformés en bêtes de somme, engagés dans des grands travaux d’irrigation mal conçus et souvent inutiles. Tous les officiers de l’ancienne armée, puis tous les soldats, furent impitoyablement éliminés, sans témoins. Ensuite, ce fut le tour des « intellectuels », qu’ils soient médecins, ingénieurs ou tout simplement porteurs de lunettes : tous furent soupçonnés d’être des valets de l’impérialisme, dont l’esprit contaminé par le capitalisme pouvait se révéler dangereux, et devant donc être supprimés. Plus d’argent : la monnaie fut purement et simplement abolie. Plus d’écoles : on se contentait d’endoctriner des enfants affamés et chétifs avec des slogans absurdes, lorsqu’ils ne travaillaient pas. Plus d’hôpitaux dignes de ce nom : ceux qui en tenaient lieu avaient pour « médecins » de simples aides-soignants issus des rangs de la guérilla, incapable de faire le moindre diagnostic et ne pouvant de toutes façons pas soigner, faute de médicaments.

Combien de victimes, durant ces 46 mois de terreur, pendant lesquels le Cambodge, rebaptisé « Kampuchéa Démocratique », fut totalement coupé du monde ? Les chiffres varient, selon les sources. Un million de morts, ou davantage ? Faut-il inclure dans le nombre des victimes tous ceux qui, épuisés et affaiblis par les travaux forcés, n’ont pas survécu à de simples maladies qui auraient pu être soignées dans des circonstances « normales » ? Doit-on seulement se limiter à comptabiliser les malheureux qui furent sommairement exécutés à coups de pioche ou étouffés dans des sacs en plastique ? Je n’entrerai pas dans cette morbide arithmétique. Qu’il y ait eu cent mille morts de plus ou de moins ne change rien à l’épouvantable bilan du régime de Pol Pot, Nuon Chea, Ieng Sary et Khieu Samphân. C’est sans doute 20% de la population de l’époque qui périt entre 1975 et 1979, du fait des conséquences directes ou indirectes de la politique menée par les Khmers Rouges. Le comble de la sinistre ironie de cette tragédie a été atteint lorsque le peuple cambodgien fut « sauvé » de l’extermination complète par le frère ennemi communiste vietnamien, lorsque ce dernier, lassé des incursions meurtrières des Khmers Rouges, envahit le pays et plaça à sa tête des dirigeants khmers rouges ayant fait allégeance à Hanoï. Ces derniers continuent à diriger le Cambodge aujourd’hui, malgré certaines concessions faites pour faciliter le retour du pays au sein de la communauté internationale : réintroduction plus ou moins factice du multipartisme, restauration de la monarchie et ouverture du Cambodge au capitalisme international.

Saloth Sâr alias Pol Pot[2], l’ancien étudiant de l’École française de radioélectricité (1949-1953) et militant du PCF, celui qui fut l’homme fort de l’Angkar[3], mourut en 1998 sans avoir jamais été véritablement jugé : en 1997 il avait été écarté et arrêté par ses anciens camarades, dans le réduit de jungle de l’est du Cambodge qu’ils contrôlaient encore. « Jugé » par les Khmers Rouges eux-mêmes pour l’assassinat d’un autre responsable du mouvement, il fut « condamné » à la réclusion perpétuelle. Il vécut ses derniers mois dans une petite maison sur pilotis à Along Veng, où il mourut, officiellement d’une crise cardiaque.

Nuon Chea[4], l’ancien idéologue des Khmers Rouges, vit encore. Il a été arrêté dans l’est du Cambodge en 2007 avant d’être jugé par une Cour spéciale mise en place par le gouvernement cambodgien en collaboration avec l’ONU pour juger les responsables du génocide. Inculpé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, il fut condamné à la prison à perpétuité en 2014, à l’âge de 87 ans !

Khieu Samphân[5], étudiant en droit et en économie à Montpellier et à Paris dans les années 50, professeur de lycée et député intègre dans les années 60, occupa les fonctions purement symboliques de président du Kampuchéa Démocratique de 1976 à 1979. Comme Nuon Chea, il fut arrêté en 2007 et déféré à la Cour chargée de juger les crimes des Khmers Rouges, avant d’être condamné à la prison à perpétuité en 2014. Au début de son procès, il avait été défendu par son ami l’avocat français Jacques Vergès[6], qu’il avait connu alors qu’il étudiait en France.

Ieng Sary[7], lui aussi étudiant à Paris dans les années 50, fut vice-premier ministre et ministre des affaires étrangères du Kampuchéa Démocratique. Arrêté comme ses collègues en 2007, sa mort en 2013 lui permit d’échapper à une condamnation. En 1951, à la mairie du XVe arrondissement de Paris, il avait épousé Khieu Thirith[8], une étudiante en littérature anglaise de la Sorbonne. La sœur aînée de cette dernière, Khieu Ponnary, devait par la suite épouser Pol Pot. Entre 1975 et1979, Khieu Thirith fut vice-ministre de l’Éducation et de la Jeunesse d’un régime qui n’avait plus de système éducatif et directrice de la Croix Rouge du Kampuchéa Démocratique dans un pays transformé en immense camp de concentration. Elle fut arrêtée en même temps que son époux mais, en 2011, elle fut déclarée inapte à un procès, du fait de sa maladie d’Alzheimer.  

Quarante ans après, se souvient-on encore des Khmers Rouges ? Le peuple cambodgien est un peuple jeune, qui semble avoir retrouvé sa proverbiale joie de vivre. La majorité de la population est née après la chute du régime de Pol Pot. Les jeunes gens avec lesquels j’ai pu discuter, lors de mon dernier séjour dans le pays, le mois dernier, paraissent tout ignorer de la tragédie de la deuxième moitié des années 70. Certes, des mémoriaux ont été édifiés pour la rappeler. Certes, une poignée de vieillards vient d’être jugée. Mais le Cambodge d’aujourd’hui semble avoir résolument tourné la page sur cette sinistre période, même si l’homme fort, l’inamovible premier ministre Hun Sen[9], est lui-même un ancien cadre khmer rouge.

Hervé Cheuzeville    

 

[1] François Ponchaud naquit à Sallanches (Haute-Savoie) en 1939. Ordonné prêtre, il intégra les Missions Etrangères de Paris et fut affecté au Cambodge en 1965. Témoin de l’évacuation de Phnom Penh en 1975, il publia son témoignage (« Cambodge, année zéro », Julliard, 1977). Auteur de plusieurs ouvrages sur le Cambodge, il a traduit la Bible en langue khmère. Il est retourné au Cambodge et est devenu un grand acteur du dialogue interreligieux avec le Bouddhisme. Il est certainement l’un des meilleurs connaisseurs de ce pays et de sa culture.

[2] Né en 1928 à Prek Sbauv, décédé à Along Veng en 1998.

[3] « Angkar padevat » (organisation révolutionnaire), l’un des noms sous lequel était connu le Parti Communiste du Kampuchéa, qui dirigea le « Kampuchéa Démocratique » de 1975 à 1979.

[4] Né en 1926.

[5] Né en 1931.

[6] 1925-2013.

[7] Né en 1925 à Tra Vinh (Vietnam), mort en 2013 à Phnom Penh.

[8] Née en 1932.

[9] Né en 1952, il fut commandant d’un régiment khmer rouge dans l’est du pays, avant de faire défection en 1977 et de gagner le Viêt Nam. Ministre des affaires étrangères du régime provietnamien de 1979 à 1985 puis premier ministre, de 1985 à 1993. Entre 1993 et 1998, il fut « second premier ministre » d’un gouvernement de coalition avant de redevenir premier ministre en 1998, poste qu’il occupe toujours aujourd’hui. 

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