Domaine de Chambord : Histoire d’une spoliation
Ce lundi 2 février 2015, dans les locaux de la DRAC (Défense et Renouveau de l’Action Civique, anciennement Droit du Religieux Ancien Combattant) au 8 bis, rue Vavin à Paris, dans le cadre des « lundis de l’IMB », Monsieur Jérôme PAULIET, Maître en droit public, a donné une conférence passionnante sur la confiscation du Domaine de Chambord opérée par l’Etat Français en 1930, sur la succession du duc Robert Ier de Parme, mort en 1907 : « Le Domaine de Chambord, d’une propriété privée à une propriété publique : 1907 – 1932 »
Un auditoire nombreux était présent pour découvrir les dessous ténébreux de ce retour du Domaine de Chambord au patrimoine national.
Le sujet, impliquant les droits de plusieurs nations, était ardus, mais Monsieur PAULIET réussit la performance de nous exposer avec beaucoup de clarté les imbroglios infinis de cette incroyable affaire.
Effectuons d’abord un retour aux origines de cette histoire. En 1821, le Domaine de Chambord est acquis par souscription nationale pour être offert à Henri d’Artois, « l’Enfant du Miracle », fils posthume né sept mois après l’assassinat de son père Charles-Ferdinand de Bourbon, duc de Berry, second fils de Monsieur, futur Charles X. Ce qui fait que Chambord est un bien propre du duc de Bordeaux qui deviendra le Comte de Chambord. En tant que bien propre, Chambord ne retournera pas au Domaine national à la mort de son propriétaire, mais sera attribué à celui de ses héritiers qu’il aura choisi. Charles X meurt en 1836, Louis XIX en 1844 et le comte de Chambord devient Henri V.
Or, sa sœur, Louise d’Artois, épouse en 1845, Ferdinand-Charles de Bourbon-Parme, alors prince-héritier de Lucques (à cette époque, les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla ont été remis en viager à la veuve de Napoléon Ier, Marie-Louise, par le Congrès de Vienne et son père, Charles II de Bourbon-Parme, ne règne plus que sur la minuscule principauté de Lucques). En 1847, l’impératrice Marie-Louise meurt et Charles II retrouve ses domaines patrimoniaux. Cependant, le 14 mars 1849, il doit abdiquer suite à une révolution. Ferdinand-Charles devient donc Charles III, duc de Parme, mais meurt assassiné le 27 mars 1854 et Louise d’Artois devient régente pour son fils Robert Ier, âgé de six ans. Nouvelle calamité pour les Bourbon-Parme, en mai 1859, débute la deuxième guerre d’indépendance italienne dans laquelle Napoléon III aide Victor-Emmanuel II de Sardaigne à réaliser l’unification de l’Italie sous son autorité aux dépens de l’Autriche de François-Joseph Ier, contre la cession de la Savoie et de Nice à la France. Après les victoires franco-piémontaises de Solferino et de San Martino et l’armistice de Villafranca, le duché de Parme vote un plébiscite pour sa réunion avec le royaume de Sardaigne et Robert Ier est déposé. Puis, la dynastie des Bourbon-Parme est déchue et, le 19 mars 1860, le duché de Parme est annexé au royaume d’Italie. Ultime perfidie piémontaise, tous les Parmesans deviennent Italiens sauf les membres de la famille princière de Bourbon-Parme. Victime, comme son beau-frère le grand-duc Ferdinand IV de Toscane, de l’insatiable ambition de la maison de Savoie, Robert Ier de Parme, bien que détrôné, jouit d’une considérable fortune. Ainsi, le duc Robert et sa nombreuse famille se rendent-ils en train privé de leur château de Schwarzau am Steinfeld près de Vienne en Autriche à celui de la Villa Pianore près Viareggio, demeure sauvegardée de leur ancienne principauté de Lucques en Italie ! Henri V meurt en 1883, sans enfant et lègue Chambord au fils aîné de sa sœur Louise. C’est ainsi que Chambord revient à Robert Ier de Parme.
Le duc Robert Ier de Parme meurt le 16 novembre 1907, laissant 24 héritiers : les quatre enfants de sa fille aînée Marie-Louise (morte en accouchant de la princesse Nadège en 1899), épouse de Ferdinand Ier de Bulgarie, 6 enfants handicapés juridiquement incapables (les princes et princesses Louise, Henri, Immaculée, Joseph, Thérèse et Pia), la princesse Béatrice, épouse du comte Lucchesi Palli et le prince Elie, époux de Marie-Anne de Habsbourg-Lorraine-Teschen, enfants issus de son premier mariage avec Maria-Pia de Bourbon-Siciles et douze enfants de son second mariage avec Antonia de Bragance (les princes et princesses Adélaïde, Sixte, François-Xavier, Françoise, Zita, Félix, René, Marie-Antoinette, Isabelle, Louis, Henriette et Gaëtan).
Ainsi, Elie est-il le troisième fils de Robert Ier mais ses deux frères aînés, Henri et Joseph, sont mentalement handicapés et la justice autrichienne déclare Elie tuteur de sa famille. L’Empereur d’Autriche, François-Joseph Ier, le fait chevalier de la Toison d’Or en 1908, le reconnaissant comme chef des Bourbon-Parme.
En 1910, la formidable succession de Robert Ier de Parme est distribuée entre les héritiers et le prince Elie reçoit « le Majorat », c’est-à-dire la moitié de l’héritage de son père ainsi que le domaine de Chambord qui est évalué à 5 millions de francs-or (environ un milliard huit cent millions d’euros).
Mais la Première Guerre Mondiale arrive. Demi-frère aîné de Zita qui a épousé en 1911 Charles de Habsbourg-Lorraine, héritier en second de l’empereur François-Joseph Ier, qui devient archiduc-héritier à la mort de François-Ferdinand à Sarajevo le 28 juin 1914 et se souvenant sans doute qu’il doit la perte de son Duché à la France et à l’Italie, Elie s’engage dans l’armée austro-hongroise. L’Etat français, qui voyait avec inquiétude ce magnifique domaine de Chambord appartenir à une nouvelle génération de princes étrangers, confisque, en 1915, les biens français d’Elie et met le domaine sous séquestre au motif qu’il s’agit d’un bien appartenant à un ressortissant d’un pays ennemi de la France : l’Autriche.
En 1919, en application des traités de Saint-Germain-en-Laye (qui démantèlent l’Empire Habsbourg), la liquidation des biens du prince Elie commence. C’est alors que les princes Sixte et François-Xavier contestent le partage de 1910, trop favorable à leur demi-frère Elie, en arguant que le Domaine de Chambord se trouvant en France, c’est le droit français, qui établit l’égalité entre une même fratrie, qui devait s’appliquer et non le droit autrichien qui reconnaît le « Majorat » de l’aîné. D’autre part, ayant tous les deux combattus dans l’armée belge, ils récusent l’application des décrets de confiscation au Domaine de Chambord qui est partie de leur héritage.
En 1925, la justice française fait droit aux princes Sixte et François-Xavier, mais l’Etat fait appel au motif que le Duché de Parme ayant été annexé au royaume d’Italie sans que la famille ducale déchue ne soit devenue italienne, les héritiers de Robert Ier de Parme sont, de fait, apatrides. Or, le droit qui s’applique aux apatrides est celui du lieu d’habitation principale, c’est-à-dire le château de Schwarzau am Steinfeld en Autriche. C’est donc bien le droit autrichien qui règle la succession de Robert Ier, attribuant le « majorat » et le Domaine de Chambord à l’aîné, le prince Elie, ressortissant autrichien de fait, sur lequel peuvent s’appliquer les clauses des traités de Saint-Germain-en-Laye… et le jugement de 1925 est cassé en 1928. Les princes se pourvoient en cassation et la Cour de Cassation confirme en 1932 l’arrêt de 1928 établissant la légalité du partage de 1910.
La dernière voie de recours étant épuisée, l’Etat préempte le Domaine de Chambord. La préemption n’est même pas une vente forcée, qui induit encore un accord entre les parties sur le prix de vente, mais une « vente » exorbitante du droit contractuel courant où l’Etat saisit un bien contre une indemnité par lui-seul établie. L’Etat français, « grand prince », accorde alors au prince Elie une indemnité de préemption de onze millions de francs-or ! Comparée aux cinq millions de franc-or de 1910, le prince Elie est grand gagnant !
Bien au contraire, il s’agit là d’un vol manifeste de l’Etat français ! Car, selon les tableaux établis chaque année par l’INSEE, en valeur réactualisée, le franc-or de 1910 valait 6,11 fois le franc-or de 1932 ! Si l’Etat avait été un préempteur honnête, se reportant à l’évaluation de 1910, la réactualisant à 6,11 fois ladite somme en 1932, il aurait payé au prince Elie la somme de trente millions de francs-or ! En accordant onze millions, il floue des deux-tiers le propriétaire légal de ce bien historique ! Ce n’est plus une préemption, c’est une spoliation !
Je reste partagé, cependant, sur le sentiment que j’ai de cette affaire. Je sens en moi une réelle satisfaction que ce trésor de la Renaissance qu’est le château de Chambord, fleuron dont François Ier faisait les honneurs à toute l’Europe, et son immense territoire aient fait retour au Domaine national. Mais les manières procédurières d’usurier détrousseur dont usa l’Etat français en cette occurrence et les offenses multiples que la famille Bonaparte infligea aux Bourbon-Parme durant tout le XIXème siècle, jusqu’à sacrifier leur Duché à l’appétit du Piémont en contrepartie de l’alignement de nos frontières au comté de Nice et en Savoie, me laissent un léger goût de honte dans la gorge… J’ai dit léger ? Décidément, malheur aux vaincus…
Franz de Burgos