Histoire

Les Royaumes méconnus (9) : Le Swaziland, un royaume en perdition ?

Au sud-est du continent africain, il existe un petit pays montagneux aux vallées verdoyantes, presque oublié du reste du monde. Sa capitale, Mbabane, est une ville moderne et agréable, entourée de majestueuses montagnes. Plus à l’est, dans la plaine, se trouve Manzini, la capitale économique, avec ses nombreux centres commerciaux et ses petites industries. Non loin de là s’étendent d’immenses plantations de canne à sucre. Malgré sa petite taille, le pays compte de nombreux espaces protégés où l’on aura le bonheur de rencontrer de nombreux animaux sauvages, au détour d’un chemin. Pour ma part, c’est dans l’un de ces parcs que j’ai vécu une expérience inoubliable : un presque tête à tête  avec un couple de rhinocéros noirs[1], une espèce malheureusement en voie d’extinction rapide partout ailleurs. Dans ce pays, le vêtement traditionnel coloré côtoie le costume cravate occidental. Certains hommes et certaines femmes se distinguent par le port de plumes écarlates dans leur chevelure crépue. Ce sont des princes et des princesses.

En effet, cet Etat indépendant de 17 363 km² est un royaume, l’un des trois royaumes souverains d’Afrique[2]. C’est le Royaume du Swaziland, aussi appelé « Ngwane », le pays du peuple swazi,  « cousin » des Zoulous d’Afrique du Sud, avec lesquels il partage les mêmes traditions guerrières et la même culture, basée sur l’élevage bovin. Le pays ne compte que 1,4 million d’habitants et il n’a aucun accès à la mer. Presque entièrement enclavé en Afrique du Sud, il dispose cependant, à l’est, d’une courte frontière avec le Mozambique. Grâce à son excellent réseau de belles routes asphaltées, on peut traverser ce pays très rapidement. Ce que je faisais fréquemment à l’époque où je vivais à Maputo, au milieu des années 90. La capitale du Mozambique est à moins de 100 kilomètres de Namaacha, le poste frontière swazi. La distance maximale, du nord au sud du pays, n’est que de 200 kilomètres, et de 130 d’ouest en est. Durant les presque deux années passées au Mozambique, j’ai donc eu le temps, durant mes fins de semaine, de sillonner le petit royaume voisin et d’en explorer tous ses recoins.

Ce royaume a une autre particularité : c’est là que l’on trouve la dernière monarchie absolue de la planète. Protectorat britannique en 1881, le Swaziland est devenu un royaume indépendant en 1968. C’est aussi cette année-là que naquit le souverain actuel, le roi Mswati III. 67ème fils de Sobhuza II, il accéda au trône en 1986, à l’âge de 18 ans. Son père, mort en 1982, avait régné plus de 82 années, soit le plus long règne de l’histoire (connue) de l’humanité, après celui du pharaon Pépi II[3]. Il est vrai que Sobhuza II n’avait que quelques mois, lorsqu’il devint chef suprême de son pays, en 1899. Ce n’est qu’en 1921 qu’il commença à exercer ses prérogatives, sous la tutelle britannique. Il prit le titre de roi à l’indépendance du Swaziland, en 1968, alors qu’il était déjà âgé de 69 ans. Durant son long règne, Sobhuza II avait eu le temps de prendre 70 épouses, qui lui donnèrent 210 enfants. Cela explique sans doute pourquoi il est tellement fréquent de rencontrer des personnes coiffées de plumes rouges, dans les rues de Mbabane ou de Manzini ! Le Swaziland n’a qu’une seule ethnie, mais le peuple swazi est divisé en clans. Il est donc considéré comme normal, pour  un souverain swazi, d’avoir de nombreuses reines : épouser une femme issue des différents clans est une façon de maintenir l’équilibre interne et la cohésion de la nation. La monarchie swazie est donc, par essence, polygame.

A son indépendance, le royaume était une monarchie constitutionnelle inspirée par l’ancienne puissance « protectrice ». Mais, en 1973, le roi abrogea la constitution et supprima le Parlement. Le Swaziland redevenait une monarchie africaine traditionnelle, où le roi est le chef des chefs, exerçant son pouvoir à travers ces derniers, mais aussi en consultation avec eux. La monarchie swazie est cependant qualifiée d’ « absolue », puisqu’il n’existe aucun contre-pouvoir, mis à part celui de la reine-mère. Les partis politiques n’existent pas, au Swaziland[4]. L’aspect traditionnel de cette monarchie africaine peut se résumer avec cette phrase, prononcée par Sobhuza II peu de temps avant la fin de son règne, au sujet de l’influence européenne : « Ce qui est bon pour l’Afrique, je veux le garder, mais ce qui est mauvais pour l’Afrique, je ne le garderai pas ».

Lorsque Sobhuza II mourut, en 1982, il fallut lui trouver un successeur. C’était la première fois depuis 1899 qu’un nouveau roi devait être choisi. Il est intéressant de s’attarder un instant sur le système de succession swazi. Un souverain swazi n’a pas le droit de nommer un successeur et la primogéniture mâle ne joue aucun rôle dans le choix qui sera fait : Makhosetive, le prince qui fut appelé à monter sur le trône sous le nom de Mswati, n’était que le 67ème fils de Sobhuza II. Le conseil de famille doit d’abord s’accorder sur le choix d’une reine-mère. Traditionnellement, la première épouse du défunt ne peut pas devenir la nouvelle reine-mère. S’il convient de choisir l’une des épouses du feu roi, la candidate devra n’avoir qu’un seul fils. Cette règle réduit considérablement le nombre des reines éligibles pour la fonction de reine-mère. En 1982, le choix se porta sur la reine Ntombi Thwala, qui devint Ndlovukazi, ou « Grande Eléphante », en langue locale. Elle n’avait qu’un seul fils, Makhosetive, alors âgé de 14 ans seulement. C’est elle qui exerça la régence jusqu’en 1986, année de la majorité du jeune roi. Ce dernier était lycéen en Angleterre. Pour être confirmé, le jeune prince dut être soumis à des « tests » de fertilité : il fallait en effet s’assurer qu’il soit à même de fournir des héritiers à la dynastie. Pour ce faire, on mit à profit ses grandes vacances passées au pays pour lui envoyer quelques jeunes filles. Il fallut attendre la nouvelle de la grossesse de certaines d’entre elles pour que Mswati III puisse être confirmé comme successeur de Sobhuza II !

A l’avènement de Mswati III, en 1986, l’environnement régional était fort différent de celui d’aujourd’hui. Sur le continent, seuls le Botswana, le Maroc et le Sénégal avaient des régimes politiques multipartites. La guerre froide n’était pas encore terminée. Elle se caractérisait, localement, par une guerre civile sanglante au Mozambique, dirigé depuis son indépendance en 1975 par le FRELIMO, un parti marxiste. Ce dernier avait transformé l’ancienne province portugaise d’outre-mer en alliée de l’Union Soviétique. Le système d’apartheid était toujours en vigueur chez le grand voisin, l’Afrique du Sud, encore dirigée par le président P.W. Botha et par son parti à dominante afrikaner, le Parti National. Le Swaziland faisait donc figure d’oasis de tranquillité dans une région fort troublée, marquée par des tensions extrêmes. Il était plus stable que l’autre royaume de la région, le Lesotho, où l’armée venait de mettre fin à la dictature du chef Jonathan.  Le royaume du jeune Mswati III bénéficiait de nombreux investissements sud-africains. De grands complexes hôteliers étaient édifiés dans le pays, dont beaucoup tout près de la frontière de l’Afrique du Sud. Cela permettait aux Blancs de traverser ladite frontière durant les fins de semaines et d’y faire ce qui leur était interdit dans leur propre pays : jouer dans les nombreux casinos et avoir des relations sexuelles tarifées avec des femmes noires[5]. Le Swaziland profita cependant de l’intérêt que lui portait son puissant voisin pour développer ses infrastructures. Les deux villes principales du pays, Mbabane et Manzini, changèrent de visage, devenant de vraies villes, avec des immeubles modernes et même des feux tricolores ! Le royaume se dota d’un bon réseau routier, avec d’excellentes routes asphaltées.

Près de trois décennies plus tard, le frêle adolescent qui monta sur le trône est devenu un patriarche légèrement obèse. Agé de 47 ans, il a 15 épouses et 24 enfants.  Le roi avait promis de « maintenir l’identité » du pays. Il a tenu sa promesse. Les traditions ancestrales sont toujours à l’honneur. Chaque année, la cérémonie d’Umhlanga, ou « danse des roseaux », rassemble des dizaines de milliers de jeunes filles de 5 à 20 ans.  Elles dansent durant des heures vêtues d’un pagne minuscule et portant des colliers de perles multicolores, sur un vaste terrain dégagé, devant la résidence royale de Lobamba. Elles chantent les louanges du roi. Certains de leur chants sont révélateurs : « Cette terre appartient au roi, nul ne peut la distribuer sans son consentement ! » dit l’un d’eux. Mswati III, torse nu, vêtu d’un pagne en peau de léopard et portant des plumes écarlates dans sa chevelure, armé d’une lance et d’un bouclier, finit par apparaître sur l’esplanade pour se joindre à la danse. Il est entouré de nombreux guerriers, eux aussi vêtus de peaux de bêtes et brandissant les armes traditionnelles. C’est souvent pour le souverain swazi l’occasion de se choisir une nouvelle épouse. Cet évènement annuel attire les foules, venues de tout le pays.

Comme l’affirme le chant de ces jeunes filles, au Swaziland, la terre est bel et bien la propriété du souverain. 60 % du territoire lui appartient effectivement et les petits paysans qui y vivent et y cultivent leurs lopins peuvent en être chassés à tout moment. Une grande partie de ces paysans pauvres et sans terre n’a pas accès à l’eau potable. 69 % de la population survit avec moins de 50 centimes d’euro par jour et plus du quart de cette population dépend de l’aide alimentaire, en particulier celle du Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies. A 26 %, le taux de prévalence du VIH/SIDA est le plus élevé au monde. Cette pandémie affecte particulièrement les enfants, puisque le pays compte plus de 80 000 orphelins, dont beaucoup sont eux-mêmes infectés depuis leur naissance, à cause de la transmission mère-enfant. Conséquence des effets combinés de la pandémie, de la malnutrition et du manque d’accès à l’eau potable, l’espérance de vie des Swazis n’est que de 54 ans. C’est la plus basse au monde.  Face à une situation aussi calamiteuse, la priorité absolue devrait être la lutte contre le VIH/SIDA. Le roi devrait être en première ligne dans ce combat. Or, sa propension à prendre régulièrement une nouvelle épouse, parfois mineure, n’est guère exemplaire[6].

Dans ce contexte d’abjecte pauvreté et de maladies, le train de vie royal passe de plus en plus mal. Des centaines de milliers d’euros ont été dépensés pour l’achat d’un grand nombre de véhicules de luxe utilisés par le roi et par les nombreux membres de la famille royale. 17 millions de dollars ont été investis dans l’achat d’un jet privé pour les déplacements du souverain à l’étranger. Ce MD 87 est fréquemment utilisé pour des visites à Londres, Las Vegas ou Dubaï.  En 28 ans de règne, Mswati III s’est fait construire 13 résidences royales à travers tout le royaume. En 2009, sa fortune personnelle était estimée par Forbes à 100 millions de dollars. A cette fortune, déjà considérable pour le chef d’Etat d’un petit pays enclavé et sans ressources minières, il convient d’ajouter le fonds d’investissement national  Tibiyo Taka Ngwane, qui contrôle une grande part de l’économie : assurances, immobilier, brasseries, téléphonie mobile, agriculture (dont la moitié de l’industrie sucrière). Sa valeur est estimée à 2 milliards de dollars.

Depuis l’an 2000, l’économie a largement bénéficié de l’AGOA[7]. Cette loi étasunienne a permis le développement d’une importante industrie textile, qui emploie 17 000 travailleurs et qui exporte la quasi-totalité de sa production vers les Etats-Unis. En juin 2014, Washington a informé le gouvernement que le Swaziland cesserait de bénéficier des closes préférentielles de l’AGOA à partir du 1er janvier 2015, du fait de l’usage excessif des forces de sécurité et des arrestations arbitraires pour réprimer les manifestations pacifiques ainsi que pour son non-respect des droits  syndicaux. La fin des exemptions de taxes dont bénéficiaient les exportations swazies vers les USA, si elle se confirme, va immanquablement provoquer la faillite de cette industrie textile et le licenciement de ses milliers de travailleurs. Le taux de chômage, qui s’élevait déjà à 40 %, devrait donc prendre des proportions encore plus catastrophiques.

Sobhuza II, on l’a vu, était attaché aux traditions et il avait fort peu de considération pour  les valeurs démocratiques importées du Royaume-Uni. Cela ne lui avait jamais aliéné l’attachement de ses sujets, car il avait su demeurer un homme proche du peuple, à l’écoute de ses chefs coutumiers et menant une vie simple. De plus, son pays bénéficiait du soutien occidental et de l’Afrique du Sud du fait de la guerre froide. Mswati III se prévaut tout autant que son père des traditions ancestrales. Mais son style de vie est à l’opposé de celui du vieux roi. Il s’est coupé de son peuple et, dans une certaine mesure, des chefs, en s’enfermant dans ses luxueuses résidences et en s’entourant d’une coterie essentiellement composée de membres de la famille royale et de sorciers censés le protéger par leurs rituels. Le pays n’a plus, aux yeux des pays occidentaux ou même à ceux de l’Afrique du Sud, l’intérêt qu’il avait voici trente ans. La décision des Etats-Unis de l’exclure de l’AGOA en est une preuve évidente.  Aujourd’hui, de nombreux Swazis savent ce qui se passe dans le reste du monde, grâce aux télévisions sud-africaines ou satellitaires, ou bien encore grâce à l’internet. La nouvelle génération, plus éduquée que la précédente, est sans doute davantage consciente de la situation du pays et des excès du souverain. Les manifestations pacifiques sont de plus en plus fréquentes, toujours durement réprimées par les forces de l’ordre. Les partis politiques interdits s’organisent dans la clandestinité et depuis l’Afrique du Sud. Même les Eglises s’expriment de plus en plus ouvertement pour dénoncer les abus du régime : le Révérend Hanson, chef du Conseil des Eglises du Swaziland, est réputé pour ses prêches enflammés contre le système.

Après trois décennies de gouvernement par décrets, le roi a promulgué une nouvelle constitution, en 2005. Si celle-ci garantit certains droits de l’Homme fondamentaux, elle laisse le système intact : le roi continue à nommer le premier ministre, tous les membres du gouvernement, tous les juges, et les partis politiques sont toujours interdits. L’Assemblée compte 55 membres élus au suffrage universel ainsi que 10 autres membres, nommés par le roi. Le Sénat a quant à lui 30 sénateurs, dont 10 sont nommés par l’Assemblée et 20 par le roi.

L’institution monarchique n’est pas encore ouvertement remise en cause par la majorité des Swazis. Mais l’aggravation des problèmes économiques et l’absence de réformes politiques pourrait bien amener une radicalisation de l’opposition. Mswati III aurait donc intérêt, s’il veut assurer la pérennité de cette institution et celle de sa dynastie, à prendre l’initiative de réformes courageuses avant qu’il ne soit trop tard. Ces réformes devraient bien sûr commencer par un changement radical dans le train de vie du roi et de la famille royale.

Hervé Cheuzeville

[1] Tous les rhinocéros sont gris, malgré la distinction faite entre deux espèces : les rhinocéros « blancs » et les rhinocéros « noirs ». Ces appellations n’ont rien à voir avec la couleur des animaux. Les « blancs » doivent leur surnom à une incompréhension linguistique entre néerlandophones et anglophones. Ils ont une large mâchoire inférieure qui leur permet de brouter. En Néerlandais, large se dit « wijd ». Les Hollandais furent les premiers Européens à s’établir dans ce qui est aujourd’hui l’Afrique du Sud. Ce sont eux qui donnèrent leur appellation aux rhinocéros « wijd ». Les Britanniques, arrivés deux siècles plus tard, comprirent « white », c’est-à-dire « blanc ». Par opposition, l’autre espèce fut baptisée « noire ». La mâchoire inférieure de ces rhinocéros noirs est pointue, ce qui leur permet de se nourrir des feuilles d’arbustes.

[2] Avec le Royaume du Lesotho, qui fit l’objet du premier article de cette série sur les « Royaumes méconnus », et le Royaume du Maroc, à l’autre extrémité du continent.

[3] Pharaon de la VIème dynastie qui aurait régné de  2246 à 2152 avant JC, soit 94 années.

[4] Du moins officiellement. Il existe des partis politiques d’opposition, qui opèrent dans la clandestinité et depuis l’Afrique du Sud voisine. Le principal de ces partis est le Mouvement Démocratique Uni du Peuple (PUDEMO).

[5] A l’époque de l’apartheid, tant les jeux d’argent que les relations sexuelles interraciales étaient prohibées.

[6] Comme dans d’autres pays africains anglophones, la méthode dite « ABC » (Abstinence, Be faithful, Condom, c’est-à-dire abstinence, fidélité et préservatif) est mise en avant par les autorités pour combattre le fléau du VIH/SIDA.

[7] African Growth and Opportunity Act, loi adoptée par le Congrès des États-Unis d’Amérique en mai 2000, dans le but de faciliter l’accès au marché étasunien pour les produits en provenance de pays africains acceptant les principes de l’économie libérale. De 31 en l’an 2000, ils sont maintenant 42 pays à bénéficier de cette loi.

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