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L’Archipel des Survivances : cultures, patrimoine et mondialisation

Jeudi 24 novembre, l’Académie Clémentine[1] avait organisé, à Cannes, un colloque intitulé « L’Archipel des Survivances ». Aux côtés de cinq autres intervenants, j’étais invité à présenter un peuple dit « premier », menacé par la société moderne et la mondialisation. Le Professeur Henri de Lumley, président de l’Association Française de Paléontologie et découvreur de l’ « homme de Tautavel » commença par retracer 7 millions d’années d’évolution de l’Homme, depuis les pré-humains Sahelanthropus, Ardipithecus et Australopithecus jusqu’à l’Homo Sapiens. Puis, Madame Nicole Sabbagh, présidente de l’Académie Clémentine, évoqua la tragique histoire des ethnies de la Terre de Feu, « découvertes » par Magellan en 1520 puis « redécouvertes » par Darwin en 1830. En 150 années, la maladie, l’alcool, les massacres délibérés (pour s’approprier leurs terres) eurent raison des Alakaluf, des Yamana et des Onas qui s’étaient installés sur ce territoire au climat rigoureux voici 10 000 ans. Le 28 mai 1974 s’éteignit à Puerto Williams Angela Loji, la dernière Alakaluf. Madame Evelyne Biausser donna pour sa part l’exemple plus positif des Maori. Menacés eux aussi de disparition après l’arrivée des Européens en Nouvelle-Zélande, ils sont parvenus à se créer une vraie place dans la société moderne et à obtenir la reconnaissance de leurs droits. Madame Danielle Archambault évoqua ensuite le sort tragique des Ouïghour du Xinjiang qui doivent faire face, depuis 1949, à la politique de colonisation des autorités de la République Populaire de Chine. Aujourd’hui minoritaires sur leur propre sol, leur culture, leur langue et leur religion sont toujours menacées et la répression n’a pas faibli. Monsieur Christophe Roustan Delatour, directeur-adjoint des musées de Cannes, conta la lutte menée par les Inuit du Canada, longtemps ignorés par le gouvernement canadien et qui conservèrent, jusque dans les années 50, leur mode de vie traditionnel fondé sur le semi-nomadisme et une économie de subsistance (chasse et pêche) ainsi que sur la pratique du chamanisme. Les Inuit se mobilisèrent politiquement et finirent par obtenir la création, en 1999, du Nunavut, un territoire fédéral bien à eux. Cela leur permit de revitaliser leur héritage culturel tout en étant confrontés à des enjeux environnementaux et géopolitiques majeurs (un quart des réserves mondiales d’hydrocarbure se trouverait dans l’Arctique).  

Pour ma part, j’avais choisi d’évoquer un petit peuple peu connu que j’eus l’occasion de « fréquenter » à la fin des années 90, alors que je vivais en Ouganda. Je me propose à présent de partager avec les lecteurs de Vexilla Galliae l’exposé que je fis, lors de cette soirée cannoise.

Winston Churchill, alors jeune lieutenant de l’armée britannique, avait qualifié l’Ouganda de « perle de l’Afrique ». De ce pays, il ne connaissait que les hauts-plateaux vallonnés et verdoyants, bien arrosés, traversés par le Nil, au climat relativement tempéré et à la terre très fertile. Il existe cependant un autre Ouganda, celui des grandes étendues semi-arides et relativement peu peuplées du nord-est, où la chaleur est souvent accablante. Cette vaste zone frontalière du Kenya à l’est et du Sud-Soudan au nord est nommée Karamoja. C’est là que vivent les Karimojong, un important groupe ethnique, lui-même divisé en plusieurs sous-groupes, habitant des territoires bien délimités. Les Karimojong sont  farouchement attachés à leur mode de vie traditionnel. Ce sont des pasteurs semi-nomades et leur culture ancestrale est basée sur l’élevage des bovins. Les hommes et les jeunes garçons accompagnent leurs immenses troupeaux en quête de pâturages et de points d’eau. La société karimojong est une société guerrière. Les guerriers des différents sous-groupes constituant l’ethnie karimojong lancent régulièrement des raids contre leurs voisins, pourtant karimojong comme eux, afin de s’emparer de leurs vaches. C’est ainsi qu’aux yeux de sa communauté un jeune guerrier prouvera sa valeur d’homme. Lorsqu’il aura tué son premier ennemi, son épaule sera scarifiée, afin que chacun puisse connaître son courage. On saura le nombre d’ennemis tués en comptant le nombre de scarifications sur son épaule. L’acquisition du plus grand nombre possible de vaches permettra au jeune homme de se marier. Car il ne saurait être question de demander une jeune fille en mariage sans avoir le nombre approprié de bovins à offrir à la future belle-famille. Ces raids entre groupes voisins ont toujours été meurtriers mais ils le sont devenus bien davantage depuis que les kalachnikovs ont remplacé les lances traditionnelles.

En Ouganda, les Karimojong ont toujours été très marginalisés. Toutes les autres ethnies du pays sont sédentarisées et les enfants sont scolarisés. Les Ougandais n’éprouvent bien souvent que mépris à l’égard de ces Karimojong qu’ils ont tendance à considérer comme des barbares, dont les hommes persistent encore de nos jours à dédaigner les vêtements, se contentant de se draper dans des sortes de couvertures légères. La majorité des enfants karimojong n’étant pas ou peu scolarisée, ce peuple est encore très largement analphabète.

Dans ce Karamoja qui est la région la plus sous-développée d’Ouganda, il existe un petit peuple encore plus marginalisé que les Karimojong. Il est méprisé par les Karimojong qui l’entourent et ignoré par le reste des Ougandais. Les Karimojong l’appellent « Teuso », ce qui signifie « sauvage », c’est tout dire. Ce peuple se nomme, dans sa langue, « Ik ». Les Ik vivent dans une région très reculée, très difficile d’accès, qui se trouve aux confins de l’Ouganda, du Kenya et du Sud-Soudan. Leur petit territoire montagneux, plus élevé en altitude que le reste du Karamoja, est plus frais et plus boisé. Les Ik ont leur propre langue, complètement différente de celle de leurs voisins Karimojong. Ils sont arrivés dans cette zone longtemps avant les Karimojong et les Turkana. Ces derniers vivent dans la grande plaine aride située en contrebas, au Kenya. Les éleveurs karimojong et turkana ont peu à peu repoussé les Ik vers la zone la plus reculée, la plus montagneuse. Puis, les Ik furent chassés de leur territoire traditionnel au début des années 60, lors que le Parc National de Kidepo fut créé. Ils durent céder leur terrain de chasse et de cueillette aux animaux qu’ils avaient l’habitude de chasser avec leurs arcs et leurs flèches. Ce parc national est aujourd’hui l’un des principaux d’Ouganda et c’est l’un des mieux dotés en animaux sauvages. Depuis toujours, les Ik étaient des chasseurs et des cueilleurs. Ils n’ont jamais élevé de bétail, ce qui ne peut que leur attirer le mépris de leurs voisins karimojong et turkana. Ils ne cultivaient pas non plus, même si, de nos jours, ils cultivent du sorgho. Après avoir dû quitter Kidepo, ils migrèrent vers l’est et s’installèrent au sommet d’un escarpement qui domine la grande vallée du Rift, c’est-à dire la plaine turkana, située mille mètres plus bas, au Kenya. C’est sur cet escarpement que se trouve la forêt de Timu, où ils continuent à chasser et à cueillir. Du pays ik, on a une vue splendide sur le pays turkana. Par temps clair, on peut même apercevoir le grand lac Turkana (ancien lac Rodolphe), dans le lointain. Le petit peuple ik se trouve coincé entre deux voisins puissants et belliqueux, de surcroît beaucoup plus nombreux que lui : les Karimojong à l’ouest et les Turkana à l’est, tout en bas. Ces deux peuples ont des guerriers armés de kalachnikov tandis que les Ik en sont dépourvus. Les Turkana montent des raids souvent meurtriers pour voler les vaches des Karimojong et ces derniers leur rendent parfois la pareille. Or, le petit territoire ik leur sert bien souvent de voie de passage, lorsqu’ils montent ces attaques. Les Ik deviennent alors les victimes collatérales de ces raids. Les Turkana les soupçonnent d’être des informateurs des Karimojong tandis que ces derniers les accusent de renseigner les Turkana sur la position de leurs troupeaux. Les petits hameaux des Ik sont régulièrement brûlés et le peu de biens qu’ils possèdent est pillé. Les Ik tentent de nos jours de faire un peu d’agriculture et leurs maigres récoltes sont fréquemment emportées par leurs voisins armés.

Les Ik ne sont que quelques milliers. Ils ne pèsent donc pas lourd face aux Karimojong et aux Turkana. Ils ne sont même pas représentés au Parlement ougandais, puisqu’ils ne constituent qu’une très faible population vivant dans une circonscription à très large majorité dodoth, le sous-groupe karimojong vivant dans ce secteur. Au Parlement c’est donc un député dodoth qui est censé défendre les intérêts des Ik, ce qu’il ne fait jamais. L’immense majorité des Ougandais ignore même qu’il existe dans leur pays un peuple nommé Ik.

Cruel paradoxe, les Ik sont davantage connus en dehors des frontières de l’Ouganda. Ils doivent cette relative notoriété à Colin Turnbull, un ethnologue britannique qui séjourna chez eux dans les années 60. Des notes prises durant son séjour, il tira un livre « The Mountain people » dont l’édition française fut intitulée « Les Ik – Survivre par la cruauté », publié dans la collection « Terres humaines » des éditions Plon, au début des années 70. Dans son livre, Turnbull affirmait que les Ik laissaient mourir les plus faibles d’entre eux, afin de pouvoir survivre. Selon lui, on ne nourrissait pas les vieillards ou les enfants les plus faibles afin de donner le peu de nourriture disponible aux plus forts, les plus susceptibles de survivre. Or, il a depuis été prouvé que les affirmations de Turnbull étaient biaisées et largement erronées. L’ethnologue n’avait pas pris en compte le contexte très particulier dans lequel intervint son séjour chez les Ik. En effet, ce peuple venait d’être chassé de ses terres ancestrales et de ses terrains de chasse et de cueillette pour laisser la place au parc National de Kidepo. De plus, la zone où ils s’étaient réinstallés avait été frappée par une terrible sécheresse peu de temps avant l’arrivée de Turnbull. L’ethnologue a donc découvert un peuple famélique où les plus faibles mourraient en grand nombre. Il a pris pour traditions ancestrales ce qui n’était que des expédients pour faire face à une grave crise alimentaire provoquée par des facteurs extérieurs à la société ik. Dans des situations extrêmes, l’homme est bien souvent un loup pour l’homme. Seul le plus fort ou le plus malin parvient à survivre. Cela s’est vu ailleurs, même en Europe, comme ont pu en témoigner Primo Levi, Simone Veil et bien d’autres. Le livre de Colin Turnbull fit sensation, à l’époque. Il devint une sorte de best-seller, chose très rare pour un ouvrage d’ethnologie ! Il fut traduit en de nombreuses langues et a même été adapté pour le théâtre ! La pièce tirée de l’œuvre de Turnbull fut jouée avec succès à New York, Londres et Paris. Sans doute un certain subconscient occidental se satisfaisait-il de trouver une confirmation, dans l’œuvre de Turnbull, celle de ses pires préjugés à l’égard de l’Afrique et des Africains.

En 1995, travaillant alors pour le Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies, je fus affecté en Ouganda. Je devais y vivre et y travailler plusieurs années. Ayant lu le livre de Turnbull alors que j’étais encore au lycée, j’étais bien décidé à me rendre chez les Ik afin de me forger ma propre opinion. Au Karamoja, le PAM avait un programme d’aide alimentaire pour les écoles de cette région, l’une des plus déshéritée d’Afrique de l’Est. Ce programme durait depuis des années. Malheureusement, il n’était pas sous ma responsabilité. Le collègue qui le gérait se refusait à quitter son bureau climatisé de Kampala pour aller sur le terrain car il ne supportait ni la chaleur ni la poussière. Pour ma part, je me plaisais à me rendre dans cette rude et belle région durant certains long week-ends. Cela me permit de découvrir très vite que l’essentiel de la nourriture envoyée par le PAM ne parvenait pas aux enfants du Karamoja. Certaines écoles où la nourriture était censée être livrée n’existaient même pas. D’autres avaient, sur le papier, 300 élèves alors qu’en réalité elles n’en avaient que 40. Je revois encore l’abri délabré qui servait d’unique école aux enfants Ik, à Kamion. L’instituteur, qui n’était pas ik, passait son temps à Kaabong, la petite ville la plus proche, afin de pouvoir y revendre la nourriture du PAM. Il s’était contenté, en toute illégalité, de nommer un jeune Ik de 18 ans, qui avait fait deux années d’études secondaires, pour enseigner à sa place.

Atteindre le pays Ik n’était pas chose aisée. La piste défoncée et accidentée qui y menait était presque impraticable, même pour mon vieux 4×4. J’ai pu cependant m’y rendre à plusieurs reprises. Je peux témoigner ici que le peuple ik est un peuple pacifique et digne de respect, malheureusement victime de ses voisins plus nombreux et armés. Le mode de vie des Ik et leur survie même sont menacés. On l’a vu, les Ik n’ont pas d’école digne de ce nom, ni de dispensaire. Ils vivent dans l’insécurité permanente du fait de leurs voisins aux traditions guerrières. Ils sont isolés mais ils subissent malgré tout les incursions armées des Turkana et des Karimojong. N’étant pas représentés à Kampala, la capitale, ils sont ignorés des autorités et des politiciens. Ils sont les grands oubliés de ce début de XXIe siècle, comme un certain nombre d’autres petits peuples d’Afrique et d’ailleurs.

Hervé Cheuzeville



[1] http://www.academie-clementine.org/

Hervé Cheuzeville, deuxième à gauche lors du colloque du 24 novembre dernier intitulé « L’Archipel des Survivances »

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