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Tricheries gabonaises

La récente élection présidentielle gabonaise est en passe de se transformer en crise majeure dont les conséquences pourraient s’avérer graves tant pour la population gabonaise que pour la région et même pour l’ancienne puissance coloniale, la France. Les liens entre le Gabon et l’ancienne métropole sont en effet très étroits. Pour l’anecdote, rappelons ce fait historique et authentique : en 1958, le chef du gouvernement gabonais, Léon Mba, demanda officiellement la transformation de son pays en département français d’outre-mer, au même titre que la Guadeloupe, la Martinique ou la Guyane, en s’appuyant sur l’article 76 de la nouvelle Constitution de la Ve République. Il avait été fort dépité du refus que lui avait opposé le Général de Gaulle ! C’est donc quasiment forcé que le Gabon accéda à l’indépendance, le  17 août 1960, après 74 années de colonisation française. 

Le Gabon est un pays d’Afrique équatoriale grand comme la moitié de la France, mais sous peuplé. Officiellement, il ne compterait que 1,8 millions d’habitants, mais certains spécialistes affirment même que ce chiffre est très surestimé. 85% du territoire est recouvert par la grande forêt, ce qui explique à la fois le sous-peuplement mais aussi le fait que le secteur du bois occupe une place essentielle dans l’économie gabonaise : à lui seul, il représente un tiers des emplois salariés. Le Gabon exporte des espèces très prisées internationalement, telles que l’okoumé et l’ozigo. Le pays exportait aussi, vers la France, de l’uranium, mais l’exploitation de la mine a cessé en 1999. Il est cependant le troisième exportateur mondial de manganèse (13,7 % des exportations mondiales de ce minerai). L’or, le fer, le niobium, le molybdène et même les diamants sont aussi exploités et exportés. Mais ce qui constitue la première richesse du Gabon c’est bien sûr le pétrole, qui représente 80% des exportations gabonaises, avec 242 000 barils par jour, ce qui fait du pays le 37ème producteur mondial et le 4ème d’Afrique subsaharienne. Les deux multinationales qui exploitent le pétrole gabonais, au large de Cap Lopez, sont Shell et Total. Pour sa richesse pétrolière, le pays est parfois qualifié d’ « émirat » africain. Cependant, la population gabonaise est loin d’avoir atteint le niveau de vie des habitants des monarchies du Golfe Persique ! 32,7 % des Gabonais vivent sous le seuil de pauvreté et le Gabon est classé 112ème (sur 149) pour l’indice de développement humain dans le classement établi par le PNUD[1]. Ces deux chiffres, à eux seuls, suffisent pour établir un bilan accablant de la gestion d’un pays si riche en ressources naturelles et si peu peuplé. Le taux de croissance de 5,9 % (2013) est malgré tout tout à fait respectable et Libreville, la capitale du pays, affiche les signes d’un réel développement. Certaines infrastructures remarquables ont pu être réalisées, telles que le « Transgabonais », un chemin de fer long de 669 kilomètres qui relie Franceville à Libreville. Réalisée entre 1978 et 1986, cette voie ferrée traverse le pays de part en part et permet de désenclaver l’intérieur. Autrefois, certaines exportations devaient transiter par le port congolais de Pointe-Noire, alors qu’aujourd’hui, le train permet de leur faire atteindre Owendo, le premier port du pays, situé dans la banlieue de Libreville. Il convient également de mettre au crédit de l’État gabonais d’avoir dédié plus de 10 % de son territoire à 13 parcs nationaux, répartis dans tout le pays.

Seule une élite urbaine, liée au pouvoir, semble avoir réellement bénéficié des richesses du pays. Ledit pouvoir est aux mains de la même famille depuis plus d’un demi-siècle. Celui qui s’appelait encore Albert-Bernard Bongo devint directeur de cabinet du premier président, Léon Mba, en 1962. Devenu ministre en 1965, il fut nommé vice-président de la République en novembre 1966, alors que Léon Mba livrait son dernier combat contre le cancer qui le rongeait. La constitution gabonaise avait été spécialement modifiée pour créer ce poste, sur les conseils de Jacques Foccart, le conseiller aux affaires africaines du Général de Gaulle. Lorsque le 28 novembre 1967 Léon Mba décéda, Albert-Bernard Bongo put lui succéder constitutionnellement, alors qu’il n’avait pas encore 32 ans. Bongo resta président sa vie durant. Devenu Omar Abdel Bongo, puis Omar Bongo Odimba, il bâtit un État à parti unique, le PDG (Parti Démocratique Gabonais), tout en orchestrant son propre culte de la personnalité. J’ai encore en mémoire le rythme entraînant d’un « succès » gabonais du début des années 70 dont le refrain commençait par « Albert Bernard Bongo, c’est le président qu’il nous faut » ! Dans les années 90, Bongo sut assurer la transition en douceur vers la démocratie multipartite. Mais cette dernière était illusoire, tant le PDG continuait à verrouiller le système. Le style et la longévité politique d’Omar Bongo lui valurent la réputation de « sage africain ». Il est vrai qu’il n’était pas sanguinaire : il a toujours préféré « acheter » ses adversaires potentiels plutôt que de les emprisonner ou de les éliminer, contrairement à ce qui se passait (et se passe encore) dans les pays voisins du Gabon. Son immense fortune lui permit de jouer un rôle occulte dans la vie politique de l’ancienne puissance coloniale. L’argent du pétrole gabonais a longtemps irrigué les caisses noires des grands partis politiques français et de financer les campagnes électorales de leurs candidats. Les politiciens de l’Hexagone, tant ceux de la majorité au pouvoir que ceux de l’opposition, se bousculaient à Libreville et rares étaient ceux qui rentraient à Paris avec des mallettes vides. C’est ainsi que le Gabon devint dans certains milieux, tant en France qu’en Afrique, le symbole de cette « Françafrique » tant décriée. Au fil des ans, Omar Bongo et les membres de sa famille ont aussi acquis de somptueux bien immobiliers, à Paris et ailleurs, qui finirent par être dénoncés sous le vocable de « bien mal acquis » et qui continuent encore aujourd’hui à défrayer la chronique judiciaire française.  

Après 43 années de règne sans partage, Omar Bongo Ondimba décéda dans un hôpital de Barcelone en juin 2009, à l’âge de  73 ans. Ses héritiers potentiels, c’est à dire ses enfants, se disputèrent le trône présidentiel, l’une des filles s’opposant au fils. À la mort de son père, ce fils, Ali, était ministre de la Défense depuis dix ans déjà. C’est en France que Bongo Junior avait effectué ses études primaires, secondaires et universitaires. En secondes noces, en 1989, il épousa une Française, Sylvia Valentin, fille d’Édouard Valentin, patron du groupe d’assurance « Omnium gabonais d’assurances et de réassurances ». Ce dernier était quant à lui marié à une fille d’Omar Bongo. Ali Bongo parvint à se présenter à l’élection présidentielle qui suivit le décès de son père.  Il remporta le scrutin avec seulement 41,79 % des suffrages, face à une opposition divisée. La loi électorale gabonaise a ceci de particulier : l’élection présidentielle étant un scrutin à un tour, un candidat peut l’emporter sans obtenir la majorité absolue, le fait d’arriver en tête étant suffisant. Déjà à l’époque, le résultat de l’élection avait été fortement contesté. Ali Bongo parvint cependant à effectuer son septennat, la France de Nicolas Sarkozy lui ayant apporté tout son soutien. Le nouveau président est un homme d’apparence ouverte et affable, beaucoup plus moderne moins retors que son prédécesseur de père. Il a lancé de grands chantiers de développement et a affiché son intention de transformer le Gabon en « pays émergeant ».  L’opposition quant à elle n’a jamais désarmé et elle a même attaqué le président sur un terrain surprenant : sa naissance. Ali ne serait pas le fils biologique d’Omar Bongo, ce dernier aurait en fait adopté un orphelin biafrais. Or, la constitution gabonaise prévoit que pour devenir président, il faut être né Gabonais. Ali Bongo et son entourage ont toujours rejeté ces allégations, mais ils ne sont jamais parvenus à lever complètement le doute, des actes de naissance différents et divergents ayant été produits. Ce genre d’accusation est monnaie courante en politique africaine, et il convient donc de s’en méfier. En République Démocratique du Congo, on a accusé Joseph de ne pas être le fils de Laurent-Désiré Kabila et d’être en fait un Rwandais, tandis que Yoweri Museveni, en Ouganda, est soupçonné par nombre de ses opposants d’être lui aussi né Rwandais !

Malgré tous les efforts d’Ali Bongo pour se démarquer de son père, il demeure certainement prisonnier de son clan qui tient à conserver à perpétuité ses privilèges et ses prébendes.

À 57 ans seulement, il s’est donc présenté pour un second septennat. Mais pour cette élection d’août 2016, la donne avait changé, puisque les principaux ténors de l’opposition s’étaient unis derrière la candidature de l’un des leurs, Jean Ping. Homme du sérail, ce titulaire d’un doctorat en sciences économiques de la Sorbonne a fait presque toute sa carrière dans l’ombre d’Omar Bongo.  De nombreuses fois ministre, il épousa en premières noces Pascaline, la fille de son mentor. Sa carrière ministérielle débuta en 1990, lorsqu’il devint ministre de l’Information. Son dernier portefeuille fut celui de ministre d’État, ministre des Affaires étrangères, de la Coopération et de la Francophonie, de janvier 1999 à février 2008. Durant cette période, il accrut sa stature internationale en présidant l’Assemblée générale des Nations unies de  septembre 2004 à septembre 2005. Il joua un rôle continental prépondérant en exerçant, d’avril 2008 à octobre 2012, les fonctions de Président de la Commission de l’Union Africaine. Ce n’est qu’à son retour au pays qu’il franchit le Rubicon en passant à l’opposition. Ce métis sino-gabonais de 73 ans est donc un politicien madré, rompu aux arcanes du pouvoir. Il est vraiment très loin d’incarner le renouveau espéré par tant de Gabonais.

Qui l’a emporté, lors du scrutin présidentiel du 27 août dernier ? Le dépouillement et l’annonce du résultat ont pris beaucoup de temps. Trop de temps, dira la plupart des observateurs, surtout lorsque l’on se souvient que le corps électoral gabonais ne compte que 600 000 électeurs. Les premières tendances semblaient accorder une certaine avance à Jean Ping. Les derniers résultats à avoir été transmis à Libreville furent ceux de la province du Haut-Ogooué, dans le sud-est du pays. C’est dans cette province que naquit Bongo père et elle a toujours été considérée comme le fief des Bongo. Mais, étant sous-peuplée, elle n’aurait pas dû peser très lourd électoralement. La nuit qui précéda l’annonce des résultats définitifs, certains ont pu observer un phénomène amusant : le nombre d’habitants de la province a été plusieurs fois changé, à la hausse et à la baisse, sur la page qui lui est consacrée dans « Wikipédia » ! Ce qui signifie que des internautes proches du pouvoir tentaient d’en accroître l’importance tandis que d’autres, proches de l’opposition, intervenaient aussitôt afin de la réduire. Durant cette nuit fatidique, les chiffres mentionnés sur ladite page ont varié du simple au… décuple ! Les résultats annoncés pour cette province du Haut-Ogooué confirmèrent les craintes des observateurs ainsi que celles des opposants : une participation de 99,9 % (contre 59,5 % au niveau national), et plus de 90 % des voix pour le président sortant ! Les résultats nationaux donnèrent la victoire à Ali Bongo, avec 49,8 %, contre 48,2 % pour Jean Ping. Seulement 5594 voix séparaient les deux candidats. Au vu de tels résultats, il est légitime de penser que les résultats douteux de la province du Haut-Ogooué ont donné la victoire au président sortant. Certes, les partisans de ce dernier ont beau jeu d’affirmer que des scores tout aussi soviétiques, en faveur de Jean Ping, ont été remarqués dans des villages de la région de ce dernier. Mais il s’agissait de villages et non de provinces entières ! Le 2 septembre, lors d’une conférence de presse, Jean Ping put affirmer que le monde entier savait qui était le nouveau président : « C’est moi, Jean Ping ! » Il a exigé un recompte des bulletins de vote, bureau par bureau et la France, l’Union Européenne et les États-Unis ont fait leur cette demande. Détail amusant : même Nicolas Sarkozy a estimé qu’une telle demande était raisonnable alors qu’en 2009, quand il était à l’Élysée, il avait soutenu le rejet d’Ali Bongo d’une demande semblable ! Ali Bongo a quant à lui rejeté toute idée de recompte en rétorquant que cela reviendrait à violer la loi gabonaise, puisque seule la Cour Constitutionnelle peut ordonner une telle opération. Or, elle ne peut pas prendre de décision en ce sens sans avoir été saisie au préalable, et l’opposition se refuse à effectuer cette démarche, affirmant que ladite Cour est à la botte du pouvoir. Durant ces journées de tension post-électorale, de sérieux troubles ont éclaté : émeutes, pillages et incendie de l’Assemblée Nationale, suivis par une violente répression policière et de nombreuses arrestations. Il y aurait eu plusieurs morts, même si le bilan varie selon les sources.

La situation semble donc irrémédiablement bloquée, du fait de l’intransigeance des deux rivaux. Certains observateurs redoutent un scénario à l’ivoirienne, avec deux présidents s’engageant dans un bras de fer qui dégénèrerait en affrontement armé. D’autres soupçonnent déjà la France de préparer une intervention militaire. Conformément aux accords de défense de 1960 et de 2011 liant les deux pays, la France maintient un effectif permanent d’environ 450 hommes, qui pourrait être rapidement renforcé avec des éléments stationnés au Tchad. La nécessité d’assurer la sécurité, voire l’évacuation, des milliers de ressortissants français (dont de nombreux binationaux) vivant au Gabon pourrait bien sûr être invoquée pour justifier une telle intervention.

Rappelons cependant que le Gabon est un pays pacifique qui a toujours su éviter les confrontations violentes[2]. Il faut donc espérer que le bon sens finira par l’emporter et que les deux rivaux sauront faire les concessions nécessaires pour sortir le pays de la crise sans ingérence étrangère. Quel que soit le nom de celui qui présidera aux destinées du Gabon durant les sept prochaines années, il faut surtout espérer qu’il aura à cœur de faire sortir le pays du sous-développement en utilisant une partie substantielle de ses richesses pour améliorer les conditions de vie de la majorité de la population. En 2023, il ne faudrait pas retrouver à nouveau ce pays si bien doté en ressources naturelles à une place aussi indigne dans le classement du PNUD de l’indice de développement humain !

Hervé Cheuzeville


[1] Programme des Nations Unies pour le Développement.

[2] Hormis le coup d’État militaire du 17 février 1964 qui renversa le président Léon Mba. L’intervention des parachutistes français, le lendemain, lui permit de retrouver le pouvoir.

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