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Flânerie de Beaucaire à Tarascon, des vins antiques… aux châteaux médiévaux

Dans un précédent article, j’ai relaté comment, grâce à la mobilisation syndicale, nous avions réussi à nous rendre de Toulouse à Beaucaire sans prendre l’autoroute, en empruntant des départementales sinueuses pour traverser le Haut-Languedoc. En choisissant Beaucaire[1] comme étape sur la route de Marseille, j’avais un double objectif.

Le premier de ces objectifs était romain. Beaucaire, qui s’appelait alors Ugernum, fut en effet une importante ville relais sur la célèbre voie Domitienne qui reliait l’Italie à l’Hispanie. M’étant toujours demandé à quoi pouvait bien ressembler les vins qu’appréciaient tant les Grecs et surtout, nos ancêtres… les Romains, je souhaitais visiter une cave gallo-romaine située sur la route de Saint-Gilles. Les méthodes de vinification ainsi que les habitudes de dégustation ayant fort évolué au cours des siècles, je me doutais bien que le contenu des amphores devait être fort différent de ce que nous apprécions de nos jours.  Le matin qui suivit  notre arrivée à Beaucaire, nous nous sommes donc rendus au Mas des Tourelles. Sur cette vaste propriété se trouvent les ruines d’une exploitation viticole gallo-romaine, sur lesquelles travaillent encore une équipe d’archéologues. La famille exploitant le domaine produit d’excellents  vins issus de leurs terroirs de Costières de Nîmes, vins de Pays d’Oc et vins de Pays du Gard.  Consciente de l’ancienneté de la production viticole sur leurs terres et dans leur région, cette famille eut, voici plusieurs années, une idée fort originale : reconstituer une vigne et une cave gallo-romaine et produire des vins qui furent populaires voici 2000 ans, selon les méthodes de l’époque. Ce projet fou a été réalisé avec le concours des meilleurs spécialistes, historiens et archéologues. Le résultat est certainement à la hauteur des ambitions de ses initiateurs.

En arrivant au Mas des Tourelles, une visite du jardin romain mène au vignoble reconstitué. La vigne y est conduite comme au temps des Romains, sur différents supports, treilles, pergolas ou oliviers. Après avoir déambulé un moment parmi ces vignes aux formes différentes de celles que l’on connaît de nos jours, on aboutit aux vestiges d’un atelier de fabrication d’amphores gallo-romaines. On peut y voir deux fours de potiers mis au jour par les archéologues.

Après cela, on pénètre à l’intérieur du mas pour y découvrir l’unique reconstitution au monde d’une cave vinicole gallo-romaine en état de fonctionnement, avec son pressoir à levier en bois, ses jarres en terre cuite, ses amphores et paniers. Un petit film y est projeté afin de permettre au visiteur de mieux comprendre comment le raisin était récolté, pressé et transformé en vin avec les techniques de l’époque et grâce au labeur d’innombrables esclaves.

Puis arrive l’étape de la dégustation… On y découvre les goûts et saveurs étranges, inhabituelles, de ces vins produit au XXIe siècle avec des méthodes deux fois millénaires ! Dans la gamme « Vinum Romanum », trois différents vins sont proposés aux visiteurs : le Mulsum, le Turriculae et le Carenum. Selon le producteur, le Mulsum, littéralement « miellé », était un vin très apprécié des Grecs, puis des Romains. Sa réputation était très grande et il était généralement consommé au « gustatio », c’est-à-dire à l’apéritif. Plusieurs auteurs, comme Pline l’Ancien ou Columelle[2], en décrivent la préparation ou les vertus.

Quant au Turriculae, le producteur explique qu’il est vinifié dans des dolia de 400 litres de la cave gallo-romaine reconstituée des Tourelles, en suivant fidèlement un texte de Columelle. Ainsi, une fois les grappes foulées, les rafles et leurs peaux sont mises dans la cage du pressoir pour y être pressées. Les dolia sont ensuite remplis du moût récolté. « On les remplira à ras bord, de façon qu’en fermentant, le vin se purge bien » (Columelle). Des plantes comme le fenugrec, l’iris, ou plus surprenant encore, l’ajout d’eau de mer, ne sont pas étrangers à l’originalité de ce vin.

Pour ce qui est du Carenum, le propriétaire du Clos des Tourelles s’est référé à l’auteur de l’Opus Agriculturae, Rutilius Tauraus Aemilianus[3], poète à ses heures, à peine plus connu sous le nom de Palladius, qui a laissé à la postérité la recette d’un extraordinaire vin doux. Une fois dans les dolia, le moût fermente avec le defrutum, un mélange de jus de raisin concentré chauffé avec quelques coings. Il en résulte un vin liquoreux à l’excellente capacité de conservation.

Nul n’est besoin d’ajouter que nous quittâmes le Clos des Tourelles en emportant quelques bouteilles – j’allais écrire quelques amphores – de ces vins étranges venus du fond des âges et ressuscités grâce au remarquable travail d’un viticulteur érudit et amoureux de l’histoire de sa terre.

Après ce détour œnologique, nous eûmes encore un peu de temps, avant de prendre la route de Marseille, d’atteindre le second objectif que nous nous étions fixé et qui consistait à faire un saut de l’Antiquité au Moyen-Âge. Nous regagnâmes Beaucaire où nous déambulâmes un moment dans les rues de la vieille ville, blottie au pied du véritable nid d’aigle qu’est le château de Raymond VII[4], comte de Toulouse, mais surtout natif de Beaucaire. Cette forteresse est particulièrement impressionnante côté nord, où on la découvre depuis le pied de la falaise au sommet de laquelle s’élèvent les remparts et une superbe tour triangulaire ainsi qu’une tour d’angle, ronde celle-là.   L’actuel château, construit sur l’emplacement de fortifications romaines, fut construit entre les XIIe et XVIe siècles. En 1216, les troupes de Simon de Montfort[5] l’assiégèrent durant 13 semaines, lors de la conquête du Languedoc. Après l’annexion de cette région au domaine royal en 1229, le château fut reconstruit sous Louis IX. Le château de Beaucaire est l’une des plus grandes forteresses de France. Sur ordre de Richelieu, il fut malheureusement démantelé en 1632. Le Rhône, bordé d’arbres et de verdure coule à l’est du château et de la ville. Ce qui frappe surtout le promeneur, c’est que sur l’autre rive du fleuve un autre énorme château-fort fait face à celui de Beaucaire. Il s’agit du château de Tarascon, petite ville provençale voisine de Beaucaire la Languedocienne.  On l’aura compris, le Rhône délimite à cet endroit deux régions, dotées de nos jours de noms absurdes sortis de la fertile imagination de nos bureaucrates républicains, peu soucieux de perpétuer le souvenir des anciennes provinces royales.  Les deux imposantes forteresses, bâties de chaque côté du Rhône, semblent se défier. Nous franchîmes le pont qui, de nos jours, unit les deux cités. En flânant le long des douves,   nous nous sentîmes soudain minuscules, écrasés, dominés par l’énorme masse blanche du château de Tarascon. Un sentiment de déjà vu s’empara alors de moi : il me semblait reconnaître dans cette forteresse un autre édifice moyenâgeux qui, s’il n’existe plus depuis 1789, reste bien présent dans notre mémoire, grâce aux multiples gravures d’époque le représentant, assailli par une foule déchaînée : la Bastille. Le château de Tarascon fut édifié 1400 et 1435, juste après la célèbre prison parisienne et il semble être sa copie conforme. Pour comprendre à quoi ressemblait la Bastille, l’amoureux d’histoire doit impérativement effectuer le voyage de Tarascon. L’édifice actuel est construit à l’emplacement d’un château plus ancien qui fut occupé au milieu du XIIIe siècle par Charles d’Anjou[6], frère de Louis IX et comte de Provence. En 1368, c’est Du Guesclin qui s’en empara après un siège, sur ordre de Louis d’Anjou[7], frère de Charles V et gouverneur du Languedoc.  Il fut ensuite reconstruit entre 1400 et 1435 par Louis II et Louis III d’Anjou, sous la direction de l’architecte Jean Robert. Le « Bon Roi » René[8] s’y installa et le modifia afin de le rendre plus habitable. Tant l’Ancien-Régime que la Révolution, ainsi que les républiques et les empires qui suivirent, utilisèrent le château comme prison. Il est encore possible d’y découvrir, dans les anciennes cellules, de nombreux graffitis laissés par les prisonniers d’époques diverses. Côté ouest, la forteresse a les pieds dans le fleuve, qu’elle contrôlait.  

Cette brève étape à Beaucaire et à Tarascon nous a permis de nous plonger dans le passé gallo-romain et médiéval de cette vieille contrée chargée d’histoire, fière de son passé souvent tumultueux et de sa  forte identité. Je rêve d’y retourner afin de passer davantage de temps à arpenter les deux châteaux qui se font face, de chaque côté du Rhône. Un nouveau séjour pourrait également me permettre d’approfondir quelque peu mes connaissances en œnologie antique…   

Hervé Cheuzeville

NB : site web du Mas des Tourelles: http://tourelles.com/



[1] Bèu caire, en Provençal  (de bèu, beau, et caire, pierre de taille).

[2] Pline l’Ancien (23 – 79 ap. J.C.) fut un  écrivain et naturaliste romain, auteur, vers 77, de « Naturalis historia ». Lucius Junius Moderatus Caius, plus connu sous le nom de Columelle, était tribun militaire de la VIe légion de la même époque qui, après s’être retiré sur ses terres près de Gadès (Cadix), se consacra à l’agronomie. Son œuvre littéraire comprend un abrégé sur l’agriculture et un traité en douze livres, « De re rustica » (De l’économie rurale).  

[3] Ecrivain romain de la fin du IVe ou de la 1ère moitié du Ve siècle, connu pour son livre sur l’agriculture, « Opus agriculturae ».

[4] Raymond VII (1197 – 1249), comte de Toulouse, de Saint-Gilles, duc de Narbonne, marquis de Gothie et de Provence de 1222 à 1249.

[5] Simon IV de Montfort (né entre 1164 et 1175, mort en 1218, Toulouse), seigneur de Montfort-l’Amaury de 1188 à 1218, comte de Leicester en 1204, vicomte d’Albi, de Béziers et de Carcassonne de 1213 à 1218, comte de Toulouse de 1215 à 1218, principale figure de la croisade contre les Albigeois.

[6] Charles d’Anjou (1227 – 1285), comte d’Anjou et du Maine, comte de Provence par son mariage avec Béatrice de Provence en 1246, roi de Naples et de Sicile (1266-1285).

[7] Louis Ier d’Anjou (1339 – 1384), roi titulaire de Naples,  comte de Poitiers en 1350, comte d’Anjou et du Maine en 1351, duc d’Anjou en 1360, lieutenant du roi en Languedoc en 1364. 

[8] René Ier d’Anjou (1409 – 1480), seigneur puis comte de Guise (1417-1425), duc de Bar (1430-1480), duc de Lorraine (1431-1453), duc d’Anjou (1434-1480), comte de Provence et de Forcalquier (1434-1480), comte de Piémont, comte de Barcelone, roi de Naples (1435-1442), roi titulaire de Jérusalem (1435-1480), roi titulaire de Sicile (1434-1480) et d’Aragon (1466-1480), marquis de Pont-à-Mousson (1480), pair de France et fondateur de l’Ordre du Croissant.

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